Page 657 - Les merveilles de l'industrie T1
P. 657
INDUSTRIE DU SEL. G33
de la salière dans le service de la table, une l'hospitalité, une garantie contre l inimitié
salière renversée pendant le repas, un con ou la discorde. Esdras rappelle au roi d’As
vive qui s’endormait avant que le sel eût syrie que « les Juifs ont mangé le sel dans le
disparu de la table, pour faire place au palais d’Artaxerxe (1). »
dessert, étaient autant de présages funestes. Ainsi, le sel était chez les peuples anciens
11 va sans dire que ces mêmes préjugés une production hors ligne, une espèce de
subsistent de nos jours. Pour les bonnes symbole sacré. Les modernes ont conservé
gens de notre époque, la salière ren une partie de cette tradition antique. Pour
versée sur la table est une chose d’un aussi nous, le mot sel est toujours synonyme de
mauvais augure qu’elle l’était au temps d’Ho gai, enjoué ou malin. Un discours plein de
mère et de Platon. Le paganisme nous a sel, un couplet salé, voilà des expressions de
légué ses superstitions, et nous les léguerons vocabulaire courant, qui prouvent que nous
soigneusement à nos neveux, tant les absur conservons dans le langage et dans l’esprit
dités sont chères à l’esprit humain! les traditions de l’antiquité grecque et latine.
Chez les écrivains latins, le mot sel est le L’expression de sel attique subsiste dans
symbole de la raillerie, d’un mot piquant, notre langue, pour caractériser une produc
d’une plaisanterie, de l’enjouement, de l’ha tion spirituelle.
bileté ou de la finesse. Salem habere, dit Té-
Il est de sel, de selattique assaisonné partout
rence, pour exprimer qu’un auteur a du lit vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût,
mordant dans son style. Sel attique était
dit Molière.
synonyme de l’esprit d’un Athénien ou d’un
habitant de TAttique. Quidquid loquitur sal Qu’un monsieur Turcaret savoure en se pâmant
mertim est, dit un poète comique latin, De ses mots à gros sel le stupide enjouement,
Afranius (tout ce qu’il dit est une raillerie
dit le poète Lebrun.
amère). Sal nigrum, dit Horace (raillerie
noire et mordante). Suffusi felle sales, dit Sous un ombrage trais, on le voit avec grâce
Ovide (railleries pleines de fiel). Dire avec ses amis, et mêler à propos
Un peu de selattique avec quelques bons mots,
Le sel, chez les Romains, était donné aux
nouveau-nés, comme signe de sagesse : Sal dit Grécourt.
sapientiæ. Le sel était donc l’eau lustrale On lit dans Saint-Evremond :
des païens. Le mot salaire (solarium) vient
« I.e sel de Juvénal est trop piquant; le sel de
du mot sal; il était le symbole d’une rému Plaute est rude et grossier; celui de Térence est
nération noble et légitime, consistant en plus délicat et mieux préparé. »
mesures de sel accordées en retour d’un ser
Le même auteur dit ailleurs :
vice rendu.
Chez les anciens, le sel servait aux opéra « La raillerie est un sel qui rend la conversation
moins fade et lui donne un goût plus piquant. »
tions des devins, qui observaient les mouve
ments que faisaient les chairs des animaux Le sel étant indispensable à notre exis
du sacrifice, quand on les avait couvertes tence, parce qu'aucun autre condiment na
d’une couche de sel. turel n’est à notre portée, il ne faut pas être
C’est en statue de sel que le Dieu des Juifs surpris de voir tous les peuples, même les
change la femme de Loth, pour la punir de plus sauvages, mêler du sel a leurs ali
son défaut de sagesse et de sa curiosité. ments. Plutarque nomme le sel le « condi-
Avoir mangé ensemble le pain et le sel
était autrefois un titre aux prérogatives de (1) Liv. IV, ch. iv, 15