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INDUSTRIE DU SEL.                                G33


           de la salière dans le service de la table, une   l'hospitalité, une garantie contre l inimitié
           salière renversée pendant le repas, un con­  ou la discorde. Esdras rappelle au roi d’As­
           vive qui s’endormait avant que le sel eût   syrie que « les Juifs ont mangé le sel dans le
           disparu de la table, pour faire place au   palais d’Artaxerxe (1). »
           dessert, étaient autant de présages funestes.  Ainsi, le sel était chez les peuples anciens
             11 va sans dire que ces mêmes préjugés   une production hors ligne, une espèce de
           subsistent de nos jours. Pour les bonnes   symbole sacré. Les modernes ont conservé
           gens de notre époque, la salière ren­     une partie de cette tradition antique. Pour
           versée sur la table est une chose d’un aussi   nous, le mot sel est toujours synonyme de
           mauvais augure qu’elle l’était au temps d’Ho­  gai, enjoué ou malin. Un discours plein de
           mère et de Platon. Le paganisme nous a    sel, un couplet salé, voilà des expressions de
           légué ses superstitions, et nous les léguerons   vocabulaire courant, qui prouvent que nous
           soigneusement à nos neveux, tant les absur­  conservons dans le langage et dans l’esprit
           dités sont chères à l’esprit humain!      les traditions de l’antiquité grecque et latine.
             Chez les écrivains latins, le mot sel est le   L’expression de sel attique subsiste dans
           symbole de la raillerie, d’un mot piquant,   notre langue, pour caractériser une produc­
           d’une plaisanterie, de l’enjouement, de l’ha­  tion spirituelle.
           bileté ou de la finesse. Salem habere, dit Té-
                                                       Il est de sel, de selattique assaisonné partout
           rence, pour exprimer qu’un auteur a du      lit vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût,
           mordant dans son style. Sel attique était
                                                     dit Molière.
           synonyme de l’esprit d’un Athénien ou d’un
           habitant de TAttique. Quidquid loquitur sal   Qu’un monsieur Turcaret savoure en se pâmant
           mertim est, dit un poète comique latin,     De ses mots à gros sel le stupide enjouement,
           Afranius (tout ce qu’il dit est une raillerie
                                                     dit le poète Lebrun.
           amère). Sal nigrum, dit Horace (raillerie
           noire et mordante). Suffusi felle sales, dit   Sous un ombrage trais, on le voit avec grâce
           Ovide (railleries pleines de fiel).       Dire avec ses amis, et mêler à propos
                                                     Un peu de selattique avec quelques bons mots,
             Le sel, chez les Romains, était donné aux
           nouveau-nés, comme signe de sagesse : Sal   dit Grécourt.
           sapientiæ. Le sel était donc l’eau lustrale   On lit dans Saint-Evremond :
           des païens. Le mot salaire (solarium) vient
                                                       « I.e sel de Juvénal est trop piquant; le sel de
           du mot sal; il était le symbole d’une rému­  Plaute est rude et grossier; celui de Térence est
           nération noble et légitime, consistant en   plus délicat et mieux préparé. »
           mesures de sel accordées en retour d’un ser­
                                                       Le même auteur dit ailleurs :
           vice rendu.
             Chez les anciens, le sel servait aux opéra­  « La raillerie est un sel qui rend la conversation
                                                     moins fade et lui donne un goût plus piquant. »
           tions des devins, qui observaient les mouve­
           ments que faisaient les chairs des animaux   Le sel étant indispensable à notre exis­
           du sacrifice, quand on les avait couvertes   tence, parce qu'aucun autre condiment na­
           d’une couche de sel.                      turel n’est à notre portée, il ne faut pas être
             C’est en statue de sel que le Dieu des Juifs   surpris de voir tous les peuples, même les
           change la femme de Loth, pour la punir de   plus sauvages, mêler du sel a leurs ali­
           son défaut de sagesse et de sa curiosité.  ments. Plutarque nomme le sel le « condi-
             Avoir mangé ensemble le pain et le sel
           était autrefois un titre aux prérogatives de   (1) Liv. IV, ch. iv, 15
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