Page 140 - La Lecture Expressive
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            Lecture         67.  Le  père  qui  sanglote

            1.  Avec  toute  la  famille  Bauchet, nous  attendions des  nouvelles
          de  Solange,  de  cette  fille  de  seize  ans  perdue  dans  la  bagarre  1
          d'Alençon.  Les  nouvelles  sont  arrivées  à  la  fin  d'une  après-midi.
          Très  désolantes  nouvelles.  Solange  est  allée  mourir  à  Vannes,
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          après  deux semaines  d'agonie.
            2.  Il  va  falloir  porter ce  message  au  père  qui  est  à  peu  près  de
          mon âge, qui a des cheveux gris, comme moi, et qui soufîre, un père
          seul,  de  son  côté,  entre  deux  petits  garçons  qui  sont  ses  petits-
          enfants. Il est triste et silencieux. Il ne se mêle jamais aux palabres  3
          de  ses  voisins.  Il  a  l'air  d'attendre  quelque  chose  et  je  sais  bien
          ce  qu'il  attend.
            3.  Je  l'aperçois  dix  fois  le  jour  et  lui  donne,  au  passage,  des
          nouvelles  de  sa  couvée.  Or,  quand  il  me  voit  arriver  un  papier
          aux doigts,  à  peine  ai-je  passé  le  seuil,  il  devine  que  je viens  pour
          lui,  que  j'apporte  la  nouvelle,  la  nouvelle  redoutée.
            4.  Je  m'assieds  à  côté  de  luj.  Je  vois  son  visage  changer  de
          couleur  et,  tout  de  suite,  il  demande,  d'une  voix  imperceptible ·
            « Alors  ?  Alors  ?  Elle  est morte ? »
            Comme  je  ne  réponds  rien,  il  se  met  à  sangloter.  Il  oublie  ses
          autres  enfants,  toute  cette  smala  souffrante  et,  peut-être  parce
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          que  Solange  était  la  dernière  fille  non  mariée,  il  crie,  dans  son
          désespoir:
            "Je  vais  rester  seul !  Ma  femme  est  morte.  Maintenant  me
          voilà  tout  seul ! »
            5.  Je  lui  serre  les  mains.  Je  cherche  des  mots.  Il  n'y a  pas  de
          mots.  Par  bonheur,  tante  Blanche  arrive  et le  vieil  homme  pleure
          longuement, la tête contre la  blousè noire de  la  pauvre consolatrice.
            6.  Je  m'en  vais  sur  la  pointe  des  pieds.  En  chemin,  je  relis  la
          lettre.  Elle  est  tapée  à  la  machine ;  c'est  une  lettre  « officielle  ».
          Mais  elle  n'en est  pas  moins  dictée  par une  humanité sincrère.  Elle
          recommande  notamment  d'annoncer  la  nouvelle  « avec de  grands
          ménagements ... ».  J'en conclus  que  Solange a  dû  beaucoup souffrir
          pendant  les  deux  longues  semaines  de  son  agonie.
                     Georges  DuHAMBL  (Lieu  d' Asile,  Paul  Hartmann,  éditeur).
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