Page 11 - Vincent_Delavouet
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servir d’homme de peine, de commis, de surveillant et
au besoin de vendeur. A 7 heures du matin, j’ouvrais les
volets, et passais une partie de la matinée à battre la semelle,
en surveillant l’étalage extérieur. A peine une demi-heure pour
aller casser la croûte à midi, dans un petit restaurant où je
dévorais une portion de « bouilli » pour 35 centimes plus
15 centimes de pain ; quant au vin, je le revoyais en rêve,
sous la forme d’eau claire.
Je passai donc cet hiver 1889-1890, chez ce Lévy, et,
lorsque au printemps suivant, je lui parlai d’une légère aug
mentation d’appointements, il poussa les hauts cris et pré
tendit qu’il faisait plus qu’il ne pouvait même, en m’oc
troyant ces 2 francs par jour. « Pourquoi ne vous contentez-
vous pas, me disait-il, de « la soupe et le bœuf » ?» ; — pour la
bonne raison que mon garni payé, mon blanchissage et
l’usure de mes vêtements défalqués, il ne me restait même
pas 1 franc par jour pour me nourrir. — On peut me taxer
d’exagération, on peut même me traiter de menteur ; ce
que je raconte n’est que l’expression de la plus stricte vérité.
Cependant, je ne restai pas inactif ; à force de chercher
patiemment, je trouvai, autour des halles de Paris, une
situation bien plus avantageuse. Mes émoluments furent
portés dès mon entrée, à 4 fr. 50, puis à 5 francs par jour,
avec une demi-journée de travail le dimanche matin, qui
m’était payée comme .journée entière.
A part l’inconvénient de commencer la journée de grand
matin, je n’ai eu qu’à me louer de mes nouveaux patrons
et de mes nouveaux collègues. Nous faisions des journées
de 12 à 14 heures de travail effectif, quelquefois assez pénible,
lorsqu’il s’agissait de manutentionner d’énormes sacs de mar
rons ou de pommes de terre ; mais comme, à cette époque,
j’étais en pleine force, je ne rebutais pas à l’ouvrage et
nous ne pensions guère, mes collègues et moi, à la future
journée de 8 heures obligatoire.