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Les crises qui troublèrent le continent au cours des années   Et voici un fait caractéristique : En pleine guerre, en 1915
              qui précédèrent la guerre de 1914 sont encore présentes à tou­  et 1916, un correspondant du « Novoye Vremya » en Perse
              tes les mémoires. Tantôt l’Allemagne agissait elle-même, tan­  avait envoyé à son journal des articles sur les menées alle­
              tôt elle poussait en avant l’Autriche-Hongrie, son « brillant   mandes à Téhéran et à Ispahan, extrêmement dangereuses
              second ». L’incident des déserteurs de Casablanca, l’annexion   pour les Alliés. Ce correspondant était en même temps fonc­
              de la Bosnie-Herzégovine, « le coup d’Agadir », l’attentat de   tionnaire du Ministère des Finances Impérial de Russie. Von
              Serajevo, marquèrent autant d’étapes sur la route de la guerre.   Klemm, directeur de la Section des Affaires Asiatiques au Mi­
              Pendant cette période, la Wilhelmstrasse s’était efforcée, à   nistère des Affaires Etrangères russe, avisa alors le correspon­
              diverses reprises, de dissocier l’alliance franco-russe. Elle n’y   dant que s’il ne cessait pas immédiatement son activité « con­
              avait pas réussi, malgré l’aide de puissants éléments germa­  traire à la politique étrangère russe », il le ferait expulser du
              nophiles installés à des postes importants dans tout l’appareil   Ministère des Finances et même de Perse. Mais le fonction­
              gouvernemental russe et à la Cour même.                  naire tint tête à la menace grâce à la protection du «Novoye
                En effet, Alexandre II avait rempli d’Allemands tous les   Vremya » et von Klemm dut, par prudence, abandonner la
              ministères russes et toutes les grandes administrations. Alexan­  particule « von ».
               dre III fit de même, car il se méfiait de l’Angleterre libérale   Et le « Novoye Vremya » publiait peu après une petite note
              et de la France républicaine. Le comte de Witte, son ministre   ainsi conçue : « Von Etter, ministre, Von Bach, premier con­
              favori et permanent, était en contact ininterrompu avec les prin­  seiller, Baron Von Taube, deuxième conseiller, Von Stritter,
               cipaux conseillers de Guillaume IL                      consul général, Von Hildebrand, secrétaire général, Von
                Les Allemands établis à Saint-Pétersbourg et en province   Wiedemann, conseiller financier...
              finirent pas s’acclimater et, dans de nombreux cas, par « se   « Personnel d’une Légation du Reich ? Mais non ! celui
               russifier ». Toutefois, la plupart avaient gardé leur religion   d’une Légation Impériale de Russie ! Celle de Perse ».
               protestante et leur profond attachement à l’Allemagne.   Avec une telle infiltration, une telle corruption, la guerre
                Sous Nicolas II, l’atmosphère s’était quelque peu modifiée   de 1914 s’engagea évidemment,pour la Russie, dans de mau­
               grâce surtout à l’énergique campagne anti-allemande • inau­  vaises conditions. Toutefois, l’entrée des troupes russes en
               gurée par le grand quotidien « Novoye Vremya ». L’empe­  Prusse orientale, dès les premières semaines, maintint sur ce
               reur, grand admirateur de Souvorine, propriétaire du jour­  front plusieurs corps d’armée allemands, dont l’absence aida
               nal, ne s’opposait pas à cette campagne parfois très vio­  le redressement français après C'harleroi et permit de repous­
               lente. Il ne faisait rien, cependant, qui fût de nature à gêner   ser les Allemands sur la Marne. Mais, quelques jours plus
               le rôle prépondérant que les Allemands jouaient toujours dans   tard, Rennenkampf laissait écraser Samsonof à Tannenberg...
               les hautes sphères de la capitale.                      Ge n’était que le début des trahisons. Pendant toute la guerre,
                C’est ainsi, par exemple, que dans un département du Mi­  les agents allemands jouèrent leur rôle en Russie, du plus
               nistère des Finances qui comptait en 1910 une centaine de   petit au plus grand. Ils présentaient la France comme une
               fonctionnaires, un seul d’entre eux portait un nom russe. Tous   nation révolutionnaire dont le contact était dangereux pour
               les autres étaient allemands ou d’origine germanique.   l’autocratie. Ils sabotaient l’organisation militaire et stérili­
                L’un des ambassadeurs de Russie à Paris avant la guerre   saient, en le privant des moyens de les poursuivre, les victo­
               de 1914 était le baron von Mohrenheim, à Londres, c’était le   rieuses offensives de Broussiloff. Dans l’armée, beaucoup de
               comte von Benckendorf... La plupart des conseillers et des   généraux étaient corrompus. Et l’on vit, un jour, en 1916, à la
               attachés étaient allemands.                             présidence du Conseil, Sturmer, créature de Raspoutine qui,
                Jamais un préfet de police à Saint-Pétersbourg, poste d’im­  violant des engagements solennels, s’abstint de porter secours à
               portance primordiale, n’a porté un nom russe. Pendant les   la Roumanie. Les exemples sont innombrables. Il y eut, à
               règnes d’Alexandre III et de Nicolas II se succédèrent :   la fin de tels scandales que le plus éclatant, celui de Ras­
               Groesser, von der Launitz, von Kleigels. Un grand nombre   poutine, amena la conjuration de quelques patriotes d’ail­
               de généraux, comme von Rennenkampf, von Herschelmann,   leurs de diverses tendances. Le meurtre du moine sadique fut
               pour ne citer que deux gouverneurs généraux qui s’étaient   le prélude de la chute des Romanoff, comme « l’affaire du
               rendus célèbres par la répression brutale, des troubles de 1906,   Collier » avait marqué le crupuscule de la dynastie fran­
               étaient Allemands. Le président du Conseil en 1916-1917 s’ap­  çaise. Mais les événements se succédèrent à une cadence plus
               pelait von Stuermer ! Il se contenta de laisser tomber la par­  accélérée à Moscou qu’à Paris.
               ticule.                                                   Après l’abdication de Nicolas II, la régence était morte


     L’ARMEE ROUGE ENTRE DANS SA 28e ANNEE



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