Page 41 - La Lecture Expressive
P. 41

38

                     Leoture        17.  La  pêche  à  la  morue
                     1.  A  bord,  ils  ne  possédaient  en  tout  que  trois  couchettes  -
                   une  pour  deux  -  et  ils  y  dormaient  à  tour  de  rôle  en  se  parta-
                   geant la  nuit ...
                     Trois  d'entre  eux  se  coulèrent  pour  dormir  dans  ces  petites
                                                           1
                   niches  noires  qui  ressemblent  à  des  sépulcres ,  et  les  trois  autres
                   remontèrent sur le  pont reprendre  le  grand  travail  interrompu  de
                   la  pêche ;  c'était  Yann,  Sylvestre  et  un  de  leur  pays  appelé
                   Guillaume ...
                     2.  Le  navire  se  balançait  lentement  sur  place,  en  rendant  tou-
                   jours sa même  plainte, monotone comme  une  chanson de Bretagne,
                   répétée en rêve par un  homme  endormi. Yann et Sylvestre  avaient
                   préparé très vite leurs  hameçons et leurs  lignes,  tandis que  l'autre
                   ouvrait un  baril  de  sel,  et,  aiguisant son  grand  couteau,  s'asseyait
                   derrière  eux  pour  attendre.
                     3.  Ce  ne  fut  pas  long.  A  peine  avaient-ils  je~  leurs  lignes  da.s
                   cette  eau  tranquille  et  froide,  qu'ils  les  relevèr~l\t  avec  des  pois-
                   sons lourds,  d'un gris  luisant d'acier.
                     4.  Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre ;
                   c'était rapide et incessant, cette pêche si!encieuse. L'autre éventrait,
                   avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait, et la saumure  2
                                                                 3
                   qui  devait  faire  leur  fortune  au  retour  s'empilait  derrière  eux,
                   toute  ruisselante  de  fraîcheur ...
                     Ils continuèrent de  pêcher,  car il  ne  fallait  pas perdre son temps
                   en  causeries : on  était au  milieu  d'une immease  peuplade de  pois-
                   sons  d'un banc voyageur  qui,  depuis  deux  jours,  ne  finissait  pas
                                          4
                   de  passer.
                     5.  Ils  avaient  tous  veillé  la  nuit  d'avant  et  attrapé,  en  trente
                   heures,  plus  de  mille  morues  très  grosses ;  aussi  leurs  bras  forts
                   étaient las,  et ils  s'endormaien~.  Leur corps  veillait  seul  et  conti-
                   nuait de lui-même sa manœuvre de pêche, tandis que, par instants,
                   leur  esprit  flottait  en  plein  sommeil.  Mais  cet  air  du  large  qu'ils
                   respiraient était si viviHant  que, malgré leur fatigue, ils se sentaient
                                           5
                   la  poitrine  dilatée  et les  joues fraîches.
                                   6
                                 Pierre  LoTI  (Nchcur  d'Islande,  Calmann-Lévy,  éditeur).
   36   37   38   39   40   41   42   43   44   45   46