Page 238 - Histoire de France essentielle
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Lectures.              — 230 —        PÉRIODE CONTEMPORAINE.

                 qu’au jour où le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande
                 expiation nationale au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.
                           (Gambetta, Plaidoirie pour Delescluze, i/| novembre 1868.)

                              106e Lecture. — Les proscrits.

                  Les exilés sont épars : la destinée a des souffles qui dispersent les
                 hommes comme une poignée de cendres. Les uns sont en Belgique,
                en Piémont, en Suisse, où ils n’ont pas la liberté; les autres sont à
                Londres, où ils n’ont pas de toit. Celui-ci, paysan, a été arraché à son
                clos natal; celui-ci, soldat, n’a plus que le tronçon de son épée qu’on
                a brisée dans sa main; celui-ci, ouvrier, ignore la langue du pays, il
                est sans vêtements et sans souliers, il ne sait pas s’il mangera demain;
                celui-ci a quitté une femme et des enfants, groupe bien-aimé, but de
                son labeur, joie de sa vie; celui-ci a une vieille mère en cheveux
                blancs qui le pleure ; celui-là a un vieux père qui mourra sans l’avoir
                revu ; cet autre aimait, il a laissé derrière lui quelque être adoré qui
                l’oubliera; ils lèvent la tête, ils se tendent la main les uns aux autres,
                ils sourient, il n’est pas de peuple qui ne se range sur leur passage avec
                respect et qui ne contemple avec un attendrissement profond, comme
                un des plus beaux spectacles que le sort puisse donner aux hommes,
                toutes ces consciences sereines, tous ces cœurs brisés.
                  Ils souffrent, ils se taisent; ou, s’ils se plaignent, ce n’est qu’entre
                eux. Comme ils se connaissent, et qu’ils sont doublement frères, ayant
                la même patrie et ayant la même proscription, ils se racontent leurs
                misères. Celui qui a de l’argent le partage avec ceux qui n’en ont pas,
                celui qui a de la fermeté en donne à ceux qui en manquent. On
                échange les souvenirs, les aspirations, les espérances. On se tourne, les
                bras tendus dans l’ombre, vers ce qu’on a laissé derrière soi. Oh ! qu'ils
                soient heureux là-bas, ceux qui ne pensent plus à nous! Chacun souffre
                et par moments s’irrite. On grave dans toutes les mémoires les noms
                de tous les bourreaux. Chacun a quelque chose qu’il maudit, Mazas,
                le ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi, l’espion qui a
              » guetté, le gendarme qui a arrêté, Lambessa où l’on a un ami, Cayenne
                où l’on a un frère; mais il y a une chose qu’ils bénissent tous : c’est
                loi, France!
                  Oh! une plainte, un mot contre toi, France, non! non! on n’a
                jamais plus de patrie dans le cœur que lorsqu’on est saisi par l’exil.
                  Ils feront leur devoir entier avec un front tranquille et une persé­
                vérance inébranlable. Ne pas te revoir, c’est là leur tristesse; ne pas
                t’oublier, c’est là leur joie.        (Victor Hugo.)
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