Vincent DELAVOUET
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Mémoires |
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d'un colporteur |
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devenu Prospecteur |
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Les mines d'or et les solitudes de l'Alaska |
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CHAPITRE PREMIER :Mon enfanceAussi loin que mes souvenirs d'enfance me reviennent en mémoire, je suis obligé d'éprouver des sentiments de tristesse et de peine, et de déplorer la dureté de cœur des gens qui m'employèrent dans ma jeunesse. Né à Lullin (Haute Savoie), de petits cultivateurs, quatrième enfant sur sept, je me revois encore, tout gamin, affublé d'une hotte sur le dos, barbotant l'hiver dans la neige avec de vieux sabots percés et allant de ferme en ferme faire garnir ma hotte de quelques morceaux de pain, ou pommes de terre, par les villageois des environs. Vers ma dixième année, j'eus le malheur de perdre ma mère. Quant à mon père, qui aimant mieux le jus de la treille que ses enfants, il me fit comprendre qu'il était temps de gagner ma vie, et ne ne plus être à sa charge. C'est alors que j'appris le dur métier de domestique de ferme, à un âge où actuellement notre génération use ses fonds de culotte sur les bancs de l'école. Mal nourri, mal vêtu, une botte de paille comme literie, avec un salaire maximum de 10 francs par mois, je fus contraint aux travaux les plus pénibles et bien au-dessus de mes forces; à tel point que le froid et la fatigue me contractèrent les muscles des mains qui restèrent déformées. Ces trois ou quatre années furent pour moi un long calvaire, je dirais même un un martyre, moral et physique, car, fourbu de fatigue, tombant de sommeil, jamais un mot d'encouragement ni même de piété, ne venait me réchauffer le coeur. Des reproches à profusion, et toujours la crainte de n'en point faire assez. Bref, vers l'âge de 16 ans,, ma position s'améliora légèrement, en ce sens que, de 120 francs par an, mes appointements furent augmentés à 160 francs, chez un meunier des environs. Mais ce supplément de prix fut aussi suivi d'un supplément de travail, dont peu de personnes peuvent se faire une idée. Levé le premier, hiver comme été, il fallait que mes attelages de mulets soient prêts pour charger le grain moulu des clients, et aller le porter à domicile. Inutile d'ajouter que, tout chétif, lesté d'une simple soupe de farine d'orge qui devait me servir de nourriture, et, une nuit sur deux, je ne pouvais dormir que deux ou trois heures, ayant à surveiller alternativement, avec mon patron, la marche du moulin, qui fonctionnait ainsi jour et nuit. |
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Malgré cela, cette existence
toute de labeur et de fatigue ne me rebuta pas ; j'avais l'amour de mon
travail et faisais tous mes efforts pour recruter à mon patron des
clients nouveaux. Le lecteur verra par la suite comment j'en fus récompensé
!.
C'est ainsi que je restai pendant trois années chez ce premier meunier, qui consentit à élever mon salaire de 40 francs à la fin de la deuxième année et de 40 francs à la fin de la troisième, mais qui refusa de continuer à m'employer, sous le prétexte que mes gages étaient trop élevés (240 francs par an). En le quittant, j'eus la faiblesse d'accepter une proposition qui consistait à lui confier mes économies, se montant alors à 200 francs, dont il devait me servir l'intérêt à 5%. J'avais alors 19 ans et connaissais bien mon travail. Quoique d'un tempérament plutôt chétif, j'étais arrivé savoir manipuler assez adroitement mes sacs de farine, conduire mes mulets sans accident, et exercer la surveillance de nuit du moulin sans difficultés. Ainsi, dès avant mon départ de ce premier moulin, me fut-il offert, par un meunier concurrent, un emploi similaire, aux mêmes appointements de 240 francs par an. J'acceptai. |
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Les deux années où
je traivaillai dans ce moulin ne me laissent aucun souvenir bien
particulier; si ce n'est qu'en quittant cette place pour me présenter au
service militaire, j'eus encore la faiblesse de laisser entre les mains de
ce patron, et sur sa demande, mes économies se montant alors à 240
francs, productifs d'intérêts à 5%.
Ces intérêts me furent d'ailleurs payés régulièrement, aussi bien par l'un que par l'autre meunier, jusqu'à mon retour du service militaire. Ajourné pour un an par le conseil de révision, comme faible de constitution , je passai cette année de sursis dans les chantiers d'une ligne de chemin de fer qui se construisait du coté de Cluses. C'est de là que je partis pour faire mon service militaire à Alger, à la fin de 1887, pour une période de deux ans.
CHAPITRE II :Alger -Paris Octobre 1887Ces deux années furent pour moi des meilleurs et des plus douces de ma
vie, surtout en comparaison de tous les déboires que je venais
d'éprouver. Aussi ai-je gardé d'Alger le plus charmant souvenir. Je
n'eus que six mois d'exercices à faire, et encore bien atténués par de
nombreuses permissions. J'avais de bons chefs et je faisais de tout mon
possible pour le contenter. Sachant conduire les chevaux, on m'en confia
deux, qui me servaient à camionner des munitions, denrées, etc. d'un
fort à l'autre. Je n'ai pas besoin de vanter la douceur du climat
l'hiver, ni le prix des vivres, qui était infime à cette époque; le vin
se vendait deux sous le litre. Avec mon prêt-francs de 2 fr. 50 par jour,
je faisais des économies, d'autant plus que des bons spéciaux,
délivrés pour
la subsistance des chevaux, et quelques rabiots , pour moi, augmentaient
mes ressources. C'est là que je fis la connaissance d'un
Parisien jovial, qui capta ma confiance. J'eus le tort de me
lier d'amitié avec lui et de lui raconter "mes affaires. Il profita
de mes confidences pour me soustraire différents papiers, entre autres un
certificat ou livret ouvrier qui m'avait été délivré par la Compagnie
de chemin de fer dont il est question dans le chapitre précédent, et je
ne me doutais guère alors de l'usage que cet individu devait
faire de ces papiers et du préjudice que cela me causerait par la suite.. Bref, sans autre incident bien notable, l'époque de ma libération arriva, vers la fin de l'année de l'exposition parisienne de 1889. Je m'empressai alors de revenir par les voies les plus rapides dans mon village revoir mon père, ma famille et mes. amis. Au bout d’une semaine d'inactivité,
n'ayant comme perspective d'avenir que de reprendre le dur métier
de domestique de ferme, je résolus d'aller tenter la chance
à Paris. Muni des quelques économies faites pendant ma période
militaire, des intérêts échus de mes deux meuniers, je bouclai ma
valise, et en route pour Paris. |
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-Paris. — J'arrivai dans un mauvais
moment. L'exposition universelle venait de fermer ses portes,
et l'hiver s'annonçait rigoureux. Je trouvai une chambre, ou
plutôt un. cabinet noir, rue Doudeauville,
à Montmartre, pour le prix de 20 francs par mois et, en causant à ma
logeuse et aux voisins, je trouvai assez facilement à m'employer
chez un juif, marchand de chaussures,
rue de la Chapelle. Moyennant un appontement ridicule de 60 francs
par mois, je devais servir d'homme de peine, de commis, de surveillant et
au besoin de vendeur. A 7 heures du matin, j'ouvrais les
volets, et passais une partie de la matinée à battre la semelle, en
surveillant l'étalage extérieur. A peine une demi-heure pour
aller casser la croûte à midi, dans un petit restaurant où je dévorais
une portion de « bouilli » pour 35
centimes plus 15 centimes de pain ; quant
au vin, je le revoyais en rêve, sous la forme d'eau
claire. Je
passai donc cet hiver 1889-1890, chez ce Lévy, et, lorsque au printemps
suivant, je lui parlai d'une légère augmentation
d'appointements, il poussa les hauts cris et prétendit qu'il faisait plus qu'il ne pouvait, même,
en m'octroyant ces 2 francs par jour. « Pourquoi ne vous contentez-vous
pas, me disait-il, de « la soupe et le bœuf » ? »; L--,pour
la bonne raison que mon garni payé, mon .blanchissage et l'usure
de mes vêtements défalqués, il ne me restait même pas 1 franc par jour
pour me nourrir. — On peut me taxer d'exagération, on peut même
me traiter de menteur; ce
que je raconte
n'est que l'expression de la plus stricte vérité. Cependant,
je ne restai pas inactif ; à force de chercher patiemment, je
trouvai, autour des, halles de Paris, une situation bien plus
avantageuse. Mes émoluments furent portés dès mon entrée, à 4 fr. 50,
puis à 5 francs ,par jour, avec une demi-journée de travail
le dimanche matin, qui
m'était
payée comme .journée entière.
. A
part l'inconvénient de commencer la journée de grand matin, je n'ai
eu qu'à me
louer de mes nouveaux patrons et de mes nouveaux collègues. Nous faisions
des journées de
12 à, 14 heures de travail effectif, quelquefois assez pénible, lorsqu'il
s'agissait
de manutentionner d'énormes
sacs de marrons ou de pommes de terre ; mais comme, à cette époque,
j'étais en pleine force, je ne rebutais pas à l'ouvrage et
nous ne pensions guère, mes collègues et moi, à, la future journée de 8 heures obligatoire. |
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CHAPITRE
III
Une erreur judiciaire
Octobre
1892. C'est
ici que s'intercale un fait inouï, invraisemblable, une erreur
judiciaire, dont je fus victime et qui
faillit compromettre
mon avenir et entacher mon honneur. Procédons
par ordre Depuis
quelque temps des Idées de voyage me
hantaient ; j'avais lu sur différents
journaux et brochures, qu'en Amérique du Nord on donnait
des terrains gratis à ceux qui voulaient les
défricher. Et l'ambition
de me créer
une situation indépendante
me tentait. J'avais déjà. gravi quelques échelons
de simple domestique de ferme, j'étais arrivé à être
commis, pourquoi n'essaierais-je pas de devenir agriculteur ?
J'étais à l'âge des illusions, mais j'avais
pleine confiance en mon étoile, et surtout dans mes bras
vigoureux, et dans mon désir d'arriver
à un résultat par ma volonté. D'autre part, mes frères et sœurs
étaient morts, à part une jeune
sœur, Marie, un peu abandonnée, louée comme domestique
près de mon village, avec des gages insignifiants. J'avais, en
outre, déjà écrit à mon père, encore valide à cette époque, et lui
avais saurais cet audacieux projet de partir tous trois pour l'Amérique,
afin d'y tenter la fortune. -Ce
projet semblait même lui sourire. C'est dans ces dispositions
d'esprit que je quittai ma maison d'alimentation
parisienne, pour venu dans mon
village, me concerter avec mon père et
ma sœur à ce sujet. J'arrive
donc vers la fin d'octobre 1892, à Lullin, avec mes
bagages, et, pour ne pas déranger mon père,
je descends dans le principal hôtel
de la localité. Chemin faisant, je rencontre un camarade qui m'accompagne
jusqu'à ma chambre
d'hôtel. Son attitude plutôt embarrassée aurait dû. me
donner l'éveil. Mais j'étais loin de me douter de
la situation. Sans me gêner, et tout en lui demandant des nouvelles du
pays, je pris possession de ma chambre, c'est-à-dire que je
plaçai dans les placards et armoires, linge et vêtements que j'avais
apportés. Tout
en procédant à cette. besogne, mon
ami me dévisageait curieusement et à
un moment me dit à brûle-pourpoint :si tu venais d'où
l'on prétend, tu ne serais pas si bien approvisionné. -- Que veux-tu dire ? -- Qu'on prétend, dans le
pays, que tu sors de prison » On peut penser si je fus stupéfait. Il n'y
avait qu'un moyen de me renseigner exactement, .afin de couper
court à cette fâcheuse nouvelle ; c'était de, me rendre à
la gendarmerie. Ce que je fis sur l'heure, spontanément, même avant d'aller
embrasser mon père, que je n'avais pas vu depuis trois ans. Le
brigadier, qui me reçut chercha dans ses papiers et trouva, en effet, un
mandat d'arrêt délivré contre moi par Je Parquet de Dreux, depuis l'été
de 1891, c'est-à-dire depuis plus d'un an. J'expliquai
le mieux possible ,mon cas. Je lui montrai mes certificats des
maisons de Paris où j'avais travaillé, et
fis tout mon possible pour le convaincre qu'une erreur de
personne avait été commise, n'ayant jamais été à Dreux de ma vie. Ce
brigadier qui n'avait, en somme, aucune raison de m'en
vouloir, me rassura quant au présent, me dit que l'affaire
s'arrangerait certainement, qu'il allait en référer au Parquet
-de Thonon ; mais qu'il était utile de ne pas m'éloigner du
pays pour le moment, afin de me présenter à la gendarmerie .à toute réquisition. On peut deviner quels
furent pour moi les jours d'angoisse qui
suivirent je sentais les gens du village plutôt hostiles à mon égard,
car il est à remarquer qu'en général, le public prête plutôt,
une oreille bienveillante aux calomniateurs qu'aux
persécutés. Mon père lui-même ne croyait guère à mes protestations d'innocence ; seule une vieille marraine me réconforta, ne
douta jamais de mon innocence, alors qu'un mauvais sire, un certain X,
avait juré :ma
perte ainsi, qu'on le verra par la suite. Sur ces entrefaites,
je demandai 'au brigadier ' la
permission -d'aller chercher ma sœur qui, ignorante de ce
qui se passait .attendait mon arrivée que
je lui avais annoncée; .je
la fis donc venir et l'installai également à l'hôtel où
j’étais installé.
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vendu,
avec le ferme espoir de l'emmener avec moi et de quitter le
pays au plus vite. Comme mes frais d'hôtel avaient absorbé déjà
une partie de ma réserve d'argent, je
résolus, toujours persuadé de pouvoir partir incessamment,
de vendre une .parcelle
de terre qui m'appartenait en propre, comme
provenant de l'a succession de ma défunte mère. C'est
à X., dont je ne pouvais soupçonner alors la duplicité, que je m'adressai
pour me trouver un acquéreur. J'avais trouvé déjà un amateur, mais le
prix offert me semblait trop faible. X., lui, me proposa de me mettre en
pourparlers avec un de ses amis, un certain M. Y., qui devait me payer
cette parcelle comptant à 350 francs. Le marché fut donc
conclu rapidement. Ce que j'ignorais
alors, c'est que les deux compères (ou plutôt complices) s'étaient
entendus pour profiter de ma fausse situation actuelle, pour me dévaliser.
Aidés d'un troisième
larron, au lieu"
de rédiger un acte de vente sous-seings privés, ils me
firent signer un billet constatant que je prêtais audit Y. une somme de 350
francs productive d'intérêts
à 5" % l'an !!! Le
lecteur se demandera, non sans raison, comment je fus assez faible, naïf même, pour signer un semblable
papier, qui n'avait
aucune raison d'être, puisque j'attendais ces 350 francs pour
effectuer le voyage d'Amérique projeté. Mais il suffira. de se
rappeler que j'étais sous le coup d'un mandat d'arrêt
injustifié, que j'avais alors toute confiance en ce sire X
(croyant qu'il partageait les idées des siens sur mon innocence), que je
n'avais aucun guide, aucun soutien, que des gens hostiles
autour de moi. Mon père lui-même croyait aussi à ma culpabilité. Toute
cette mise en scène, en somme, n'avait pour but que de capter
ma confiance, et profiter de mon désarroi pour se partager sans bourse délier
le bien qui me venait de ma mère. Et comme un malheur n'arrive
jamais seul, mes pauvres économies, que j'avais stupidement
confiées à ces deux meuniers, furent perdues pour moi. Depuis plusieurs
années je n'avais plus touché. d'intérêts ; l'un
des meuniers, poursuivi par de nombreux créanciers, avait tout abandonné
en s'expatriant, et ne laissant que des dettes. Donc, il n'y
avait rien à faire de ce côté. Quant à l'autre meunier récalcitrant,
je mis mon billet de 240 francs entre les mains d'un huissier,
qui me fit verser 29 francs pour ses, honoraires et, comme résultat,
mes 240 francs plus 29 francs furent perdus. CHAPITRE IV
Ma situation semblait donc désespérée. D'aucun
se seraient laissés aller au découragement,
au désespoir même : volé et menacé
de prison ! Telle était ma situation lamentable. Ce fut justement dans ces moments les plus terribles de: ma
vie que mon courage ne m'abandonna pas. Fort de mon innocence, je savais
qu'elle serait tôt où tard reconnue. Quant à l'argent
perdu, je me sentais assez d'énergie pour en regagner, et la
pensée que ma jeune sœur Marie n'avait que moi comme seul soutien, décuplait
mes forces et ma volonté. Je me sentais charge d'âme ; je
voulais servir de père à cette jeune fille inexpérimentée, puisque mon
père se désintéressait de nous, et m'aurait plutôt accusé . que défendu.
En tous cas, je ne restai pas inactif, et, dès le lendemain du jour où
ma signature me
fut arrachée par surprise, j'allai trouver sire X. pour avoir une
explication avec lui. II sut trouver des mots et des phrases qui endormirent une
fois de plus ma confiance. Il me conseilla d'aller rendre
visite .à son ami
Y., dont la
protection pouvait alors m'être
efficace, et je
le quittai, berné une fois de plus. Ce M. Y., que j'allai trouver, tout en me promettant . de
me remettre mon, argent sous peu de jours, me proposa d'aller
avec moi à là gendarmerie et d'user de toute son influence (qui était réelle
de par sa situation) pour étouffer cette. malheureuse affaire. Nous voici donc à la gendarmerie ; moi, persuadé d'avoir en
ce Monsieur Y un
utile défenseur. On me fait passer dans
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Le lendemain commença pour moi mon
chemin de croix.
Encadré de deux gendarmes, je dus suivre, à pied, les 18 kilomètres de route
poussiéreuse qui séparent Lullin de Thonon, suivi au départ des regards
hostiles de mes concitoyens. Arrivé à Thonon, je fus, comme un vulgaire
malfaiteur, incarcéré à la maison d'arrêt. Le
même jour, présenté au Parquet, après avoir indiqué au substitut mes nom,
prénoms, profession et domicile et. avoir protesté de nouveau de mon
innocence, j'eus la satisfaction de voir ce M. Y., qui s'était
.effectivement dérangé pour venir déposer en ma faveur
! Ces
Messieurs s'enfermèrent dans le cabinet du substitut et le résultat de
leur conversation fut que l'on
me reconduisit dans ma cellule, où je fus mensuré. C'est alors que, livré à mes méditations, je
compris que j'avais été indignement trompé par sire X. d'abord et
par son ami Y ensuite, qui usa de toute son influence contre moi. Et tout cela, dans le vil dessein de s'emparer de
mon petit patrimoine. Ces dignes associés sont morts actuellement.
Je devrais dire : << Paix à leurs cendres » Mais, réellement,
la façon dont ils ont agi l'un et l'autre contre moi, qui ne leur
avais jamais fait de mal, est indigne, révoltante et d'autant plus vile, qu'ils
profitaient pour me dévaliser, d'un moment où j'étais incapable de me défendre.
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Certes,
je ne crie pas : Vengeance ! mais je voue à la réprobation universelle de tels
actes monstrueux. Que ceux qui me liront` et qui se rappellent de ces
faits me jettent la première pierre (s'ils l'osent). Revenons dans ma cellule, où je me morfondis pendant une huitaine de jours, en ayant le temps de réfléchir copieusement sur
l'injustice des hommes et leur férocité vis-à-vis, des faibles. Enfin,
un beau matin, je fus mandé au Parquet. Mes certificats avaient été
vérifiés.
On reconnut qu'il ne m'était .guère possible
d'être à Paris et à Dreux en même temps et que mon signalement ne devait pas
trop correspondre avec celui de mon homonyme. Relaxé, je m'empressai de retourner au village, où
je retrouvai ma jeune sœur réfugiée
chez ma vieille marraine. Je ne proposai pas
à. mon père
de venir avec nous, en raison de son attitude et, après de rares adieux à de
rares, amis restés presque fidèles, je me disposai à quitter à
jamais le pays qui m'avait vu naître,
pour essayer de tenter la chance chez les Américains plus hospitaliers.
Puis, ce qui me décida complètement fut que, par, l'intermédiaire
d'un ami, je pus
rentrer en possession d'une partie des 350 francs que l'on avait voulu
me voler.
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CHAPITRE V
Novembre
1892. Nous voici donc partis, ma jeune sœur
et moi, de ce maudit pays, que je pensais alors quitter définitivement. Ma bourse était peu
garnie, mais mon cœur était plein d'espoir, avec une
volonté absolue de réussir. Nous
nous arrêtâmes deux ou trois jours à Paris, pour faire visiter à ma jeune sœur
les principales curiosités de la capitale, dont elle ne
pouvait se faire une idée; puis nous partîmes
directement sur Anvers, pensant trouver un bateau en partance pour New York.
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Mais là,
une déception nous attendait. Aucun bateau ne faisait le service de l'Amérique
pendant l'hiver. On me conseilla d'aller à Liverpool, où le
service n'était jamais interrompu ; ne sachant pas l'anglais, je ne voulus pas me hasarder à me rendre en Angleterre,
surtout avec ma sœur. Nous décidâmes de revenir à Paris, et c'est
ainsi que le voyage d'Amérique fut ajourné. A Paris,
l'on me conseilla d'aller rendre visite aux Sœurs de la rue de Vaugirard, qui
pouvaient se charger de recueillir et de caser ma sœur, en attendant les événements.
Ce fut par l'intermédiaire de ma bonne marraine, qui fit intervenir les Sœurs
.d'une institution de mon village, que celles de la rue de Vaugirard acceptèrent
de se charger momentanément de Marie, puis elle fut casée peu après comme
domestique. De mon côté,
je ne restai pas les bras croisés et trouvai à m'employer comme
charretier chez un marchand de bois à Bondy, près Paris, où je restai pendant
l'hiver, jusqu'au printemps de 1893. Comme
nous avions, ma sœur et moi, nos dimanches libres dans l'après-midi, nous en
profitions pour nous voir et nous attendions le beau temps pour mettre notre
projet à
exécution.
Mais je ne sus jamais pour quelle cause ma sœur Marie, changeant brusquement d'avis, vers février
1893, me pria de la
reconduire chez les bonnes Sœurs de la rue de Vaugirard, et me proposa même de
m'indemniser des frais et dépenses qu'elle m'avait occasionnés : ce
que je refusai. Je la Confiai donc aux bonnes Sœurs, et la recommandai à un de
mes amis, en qui j'avais la plus grande confiance, puisque .je le,
connaissais d'enfance comme voisin de mon village. (Cette confiance
devait être encore trahie, comme on le verra par la suite.) Bref, bien décidé cette fois à tenter la fortune en Amérique, je m'embarquai
à Anvers, riche d'illusions, mais la bourse très pauvre. Je dus, en premier lieu,
débourser près de 200 francs pour le prix de mon voyage en troisième classe
; il est évident que, comparé au prix actuel, c'était peu, mais,
beau-coup pour moi, qui ne possédais à peine que 400 francs pour toute
fortune. Mars 1893. C'était au moment de l'équinoxe ; nous avons,
subi une tempête affreuse, et j'ai bien cru ma dernière heure arrivée,
surtout lorsque j'entendis les lamentations et les cris de terreur des passagères. Je dus payer mon tribut comme les. autres, mais après
quatre ou cinq jours, l'appétit me revint et, quoique la nourriture
fût des plus défectueuses, sur ce bateau allemand, nous débarquâmes enfin
au bout de quatorze jours à, New York, sans dommage, mais, ne sachant pas un
mot d'anglais, j'étais tout dépaysé de mettre le pied sur ce nouveau
Continent.
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DEUXIÈME
PARTIE :
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sur laquelle je ne dormais que d'un oeil, afin de surveiller ma marchandise, mon argent, et surtout les gens patibulaires, compagnons d'infortune échouée là, Dieu. sait d'où.. Et cependant je n'eus, à cette époque, aucun sujet de plainte contre ces ivrognes et gens sans aveu. Je ne fus; jamais ni molesté ni volé. Il est vrai que rien en moi ne ressemblait à un capitaliste. J'eus encore la chance de voir en quelques jours ma marchandise se changer en beaux dollars et c'est ainsi que je vins un soir me présenter à la gare d'une petite localité sise à plus de 10 kilomètres de Chicago, espérant bien y passer la nuit à l’œil. CHAPITRE II
Avril
1893.
Dans la gare de ce petit village, je
vis
un employé galonné avec lequel je cherchai de suite
à me lier ; je lui offris du fil, des aiguilles afin
qu'il me permette de passer la nuit. sur une
banquette. Je me croyais en présence du « chef dé gare
. Il n'en était rien. Ce Monsieur était simplement un employé
d'une Compagnie indépendante de celle du
chemin de fer, mais s'y rattachant indirectement en
ce sens qu'il était chargé d'expédier et de
recevoir : colis, paquets, malles, argent, valeurs à transporter d'un
point à un autre sur ladite ligne. (On reconnaît bien là le côté
pratique et. utilitaire des Yankees). Ma bonne mine et ma qualité de
Français
séduisirent aussi ce brave homme,. à qui le travail dans.
cette petite gare de banlieue devait laisser quelques loisirs. Et,
chose bizarre, sans pouvoir nous comprendre dans notre
langue,
nous arrivâmes, par gestes et jeux de physionomie,
moi, à connaître son emploi, lui, à savoir que je. tentais
la fortune avec la belle insouciance de la. jeunesse. La maison de mercerie avait glissé
dans ma poche, lors de mes derniers adula, un catalogue'
complet, que je fis. voir. à cet employé.
Après en avoir pris connaissance, il m'expliqua
qu'il était très dispendieux de me réapprovisionner moi-même
dans-cette maison de gros ;.qu'il n'y avait qu'à
faire une commande écrite et me faire adresser dans la gare la.
plus proche' et .contre remboursement,' les
marchandises dont j'avais besoin. Il est certain que tout autre que moi
aurait
été au courant de ce moyen d'achat, mais il ne faut pas
oublier que je débutai seulement
dans le commerce et n'en connaissais pas le premier mot. Ce
brave employé ne voulut, jamais accepter le moindre pourboire,
quoique se chargeant d'écrire mon courrier ; il prévint aussi
la gare de Chicago d'avoir à m'expédier mes bagages; je
passai la nuit à la gare dans un fauteuil confortable, et le lendemain je
continuai, dans le village et les environs, à écouler mon stock de
mercerie. . Le surlendemain, mes bagages arrivèrent, ainsi que ma commande
nouvelle : j'eus beaucoup de peine à faire accepter
à ce brave employé quelques
pelotes de fil et paquets d'aiguilles comme souvenir, et le quittai
enchanté de savoir que je n'avais plus qu'à aller toujours «en avant »
!! Ne voulant pas tomber dans des redites et surtout dans la
banalité, je n'ennuierai pas le lecteur en lui racontant par le menu mes
pérégrinations de la suite. Je. suivais,' comme point de repaire, la grande ligne du «
Northern Pacifique ; car, dans ces
pays
et
à cette époque, les seules routes praticables étaient encore,
celles existant entre les rails de ses grandes voies. Je n'eus alors aucun
sujet 'de remarque digne d'attention ni aucun accident ou
contre-temps notable. Mon petit pécule s'arrondissait; j'avais augmenté
mon stock de nouvelles, espèces de marchandises (la bijouterie en doré),
qui avait tout .l'air d'être appréciée de mes clients et me donnait des
bénéfices très intéressants. Vancouver,
novembre 1893.. Bref, après avoir « trimardé »
six mois le long de cette grande ligne du Northern Pacifique, après avoir
parcouru près de cinq mille kilomètres tantôt à pied, tantôt en
chemin Je rappellerai au. lecteur, sans autre
commentaire, que j'étais parti de Chicago au printemps précédent,
avec 11 fr. 75 en poche ! CHAPITRE III
Rencontre
d'un compatriote
Vancouver, novembre 1893.
Ce fut dans ces conditions que je résolus de me reposer
quelques jours à Vancouver et de réfléchir sur mes projets futurs.
Installé dans un bon hôtel, au prix d'un dollar par jour tout
compris (soit 5 francs de notre monnaie de l'époque), je
m'aperçus que nombre de voyageurs causaient le français. Ce qui n'avait
rien d'étonnant, puisque j'étais au Canada, pays où
de nombreuses familles françaises avaient émigré aussi bien depuis l'époque
de la Révocation de l'Edit de Nantes, qu'à celle plus récente
de la Révolution Française.
Je fus surpris des expressions bizarres employées dans ma langues dont certaines rappelaient le vieux
français . Je demandai ensuite quelques renseignements à la patronne
de cet hôtel sur le pays, sur les mœurs des habitants, les coutumes, etc... et elle-même, Italienne de naissance,
mais ayant habité la France, se fit un plaisir de me renseigner de son
mieux. Ayant appris que j'étais
natif de la Savoie, elle me parla en termes élogieux d'un
certain M. Laurent Guichon ; multimillionnaire,
habitant les environs de Vancouver, parti, lui aussi, de la Savoie
en sabots et ayant édifié une fortune colossale, grâce à une activité
prodigieuse et une ténacité admirable. Bref, cette histoire fantastique de mon
compatriote m'intéressa à tel point. que je résolus
d'aller lui rendre visite . et de l'interviewer si possible pour connaître
le. secret ou plutôt les moyens employés par lui, pour
arriver à un pareil résultat, afin d'en faire . éventuellement
mon profit. Dès le lendemain, je mis mon projet à exécution : je
quittai mon « European Hôtel » et me rendis à New-Westminster, à
une vingtaine de kilomètres de là, où j'avais chance de le rencontrer,
puisqu'il y possédait trois hôtels. A New-Westminster, il me fut dit que M. Laurent Guichon était
en ce moment sur ses fermes, à un centre créé par lui et portant
d'ailleurs son nom : Port-Guichon. Ce fut encore une vingtaine de kilomètres
à franchir par bateau le long de la côte Ma curiosité était éveillée à
tel point que, arrivé à huit heures du soir, à Port-Guichon, je ne pus
remettre au lendemain ma visite et c'est à cette heure plutôt tardive,
et sans avoir même pris de nourriture, que je me présentai à l'une de
ses fermes, à tout hasard. Ce sont les Chinois, en général, dans ce pays, qui
servent de domestiques.. Ce fut,: en effet, l'un de ces exotiques qui me
reçut et me demanda, même assez brusquement, ce que je lui voulais, à
M. Guichon, son maître. J'hésitai pour remettre ma visite au
lendemain, quand le bruit , de notre altercation fit venir M. Guichon
lui-même, un grand et beau vieillard de 65 ans environ, à la figure
ouverte et affable, qui me tendit spontanément la main et me fit entrer
aussitôt que je lui dis être son compatriote. Notre conversation ce soir-là fut un peu à bâtons
rompus, donnant une large part au souvenir de notre chère France. Je lui,
expliquai en quelques mots pourquoi j'étais venu en Amérique, le résultat
inespéré obtenu en si peu de temps et ne lui cachai pas la curiosité
intense que j'avais éprouvée à Vancouver, lorsqu'on m'avait
parlé d'un compatriote ayant fait fortune sur la terre étrangère. Puis
je m'excusai
de mon mieux d'être venu le déranger à une heure. indue; en lui demandant s'il
pourrait me recevoir le lendemain.
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CHAPITSE
IX M. Laurent Cuichon Non seulement ce bon M. Guichoh m'accueillit
cordiale-ment et me mit de suite à mon aise par sa franchise et son
« sans
façon », mais il ne fallut pas parler de le quitter ce soir-là. Malgré
l'heure tardive, il m'invita a. souper (et j'avais grand besoin de me
restaurer un peu) ; puis nous continuâmes notre conversation jusqu'à
trois heures du matin. Il me raconta son histoire, que je transcris fidèlement ou du moins aussi fidèlement que ma mémoire ne le
permet
Originaire des environs du lac du Bourget, ce Monsieur quitta son pays
vers 1855, avec trois autres de ses compatriotes : 1 son frère, Joseph Guichon ; 2
Vincent
Cireux ; 3
Jean
Giroux. Ces quatre hardis pionniers quittèrent
leur pays avec le prix de leur voyage comme tout pécule, mais avec une
volonté et une énergie capable de capter la
fortune. Les Giroux possédaient un peu
d'instruction
; les Guichon, aucune. Ce fut vers 1855 qu'ils s'embarquèrent sur
un bateau se dirigeant sur le Pérou
(en doublant le cap Horn), attirés par l'or que les Espagnols y avaient découvert. Lorsque nos quatre « prospecteurs » arrivèrent au Pérou, ils trouvèrent
à s'employer comme extracteurs »,- C’est-à dire simple
manœuvres, pour le compte de différents propriétaires de
mines. Ils se mirent courageusement à la besogne, vécurent
de privations et, trois ans plus tard, en .1858, se
dirigèrent sur la Californie, dont les gisements aurifères attiraient de
nombreux chercheurs d'or. Il faut croire que les économies de nos quatre
aventuriers n'étaient pas encore-suffisantes
pour essayer de se mettre « à leur compte », puisqu'ils continuèrent
à travailler comme extracteurs jus-qu'en 1863, époque où ,ils.
se dirigèrent sur la Colombie Anglaise, vers l'entrée de la rivière « Fraeser », où l'on
venait-de découvrir de nouveaux
gisements. C'est
à l'embouchure de cette rivière que se trouvé
New‑Westminster, ville que je venais de traverser, peu distante de
Vancouver. Quand les Cuichon Giroux
arrivèrent . à cet endroit,: d'autres explorateurs, bien entendu, les
avaient précédés ; aussi ne s'attardèrent-ils pas à examiner les «
restes » de leurs prédécesseurs et n'eurent-ils
qu'un seul .objectif
« toujours en avant ». C'est
ainsi que nos quatre pionniers mirent près d'une année pour remonter péniblement
le cours de cette rivière aurifère et parcoururent ainsi plus
de 700 kilomètres pour rattraper
les premiers prospecteurs, qui cherchaient inlassablement l'origine de
cette veine d'or dont quelques
parcelles seulement s'échappaient, roulées par le flot. et le
gravier. CHAPITRE
X Le
filon Cuichon-Ciroux Arrivés, non sans peine, vers la fin de
l'été 1863, à un embryon de village,, composé de quelques
huttes en bois et dénommé « Much Channel », les quatre amis s'aperçurent
que si l'or devenait abondant, les vivres, par contre, étaient-rarissimes.
Ce .fut pour eux une révélation. Au lieu de cher-cher de
l’or, comme tous ces âpres prospecteurs, il existait un filon bien
.plus intéressant à exploiter : ravitailler le pays en
vivres, vêtements, outils, etc. L'idée était merveilleuse, mais son exécution présentait
des difficultés presque insurmontables ; faut dire qu'à
cette . époque, aucune route, aucun sentier même n'était tracé.
Il fallait suivre les traces de précédents
explorateurs, qui avaient laissé, quelques points de repère (bois
abattu, traces apparentes), et l'hiver on avait la ressource de voyager
sur la glace de la rivière gelée, mais en tenant compte des «. rapides
» semés â foison de glaçons
souvent empilés et impraticables à un traîneau. Impossible à. une
voiture ou à un traîneau. de suivre la voie de terre, les arbres abattus
ou certaines forêts inextricables en empêchaient l'accès. Bref, tout ceci est pour montrer quelle patience, queltravail surhumain et quelle volonté de
fer, il fallait avoir, pour essayer d'entreprendre le
ravitaillement à dos dé mulet de ce « Muçh Channel » en franchissant les 700 kilomètres d'obstacles
qui le séparaient de New-Westminster. On ne parlera que comme mémoire
des intempéries et d'un froid de 30° qui fait fendre le bois et produit
même ce faisant une déflagration curieuse.
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C'est cependant ce que ces hardis compagnons
entreprirent. Deux restèrent sur place, afin de se procurer le terrain
nécessaire pour construire des hangars fermés devant
abriter les futurs approvisionnements. Deux autres repartirent en sens
inverse et emportèrent une somme considérable, pour faire leurs
provisions. Leur fortune, composée des économies faites par ces quatre
amis, de .1855 à 1863, se montait alors à environ trois cent
cinquante mille francs !!! Tout se passa à souhait : les deux prospecteurs restés
sur place trouvèrent du bois en abondance pour construire de vastes
hangars hermétiquement clos ; les deux autres arrivèrent sans encombre
à New Westminster, achetèrent soixante mulets, les chargèrent de toutes
espèces de provisions et mirent à profit tout l'été pour franchir
les 700 kilo-mètres qui les séparaient de leurs compagnons. Tout ne se
passa pas sans incidents sans doute, mais la chance voulut que les
soixante mulets et les deux compagnons arrivassent sains et saufs avec
leur caravane au complet. Inutile d'ajouter que tout cela se vendit au poids de l'or
(c'est le
cas de le dire) et que, enhardis par ce premier succès,
ils n'attendirent pas le mauvais temps et l'entrée
de l'hiver pour retourner au point d'origine « cousus d'or ». L'année suivante, non seulement ils se mirent
en marche avec cent vingt mulets, mais, grâce à certains travaux de
nivellement entrepris par le Gouvernement Canadien, le sentier étant un
peu plus praticable, ces deux pionniers purent faire deux voyages de
ravitaillement. Je
laisse à penser les bénéfices qu'ils eurent à se
partager. Pendant
onze années, nos quatre amis continuèrent d'exploiter ce
«filon », jusqu'au jour où la concurrence se mit de la
partie et qu'ils décidèrent de dissoudre l'association.
Chacun prit la part lui revenant. Les Giroux revinrent en France au pays
natal, les
deux frères Guichon achetèrent au
Gouvernement canadien et à vil prix,
d'immenses terrais, où ils se mirent
à faire de « l'élevage », c'est-à-dire de
la reproduction des chevaux et bœufs, après y avoir construit quelques bâtiments
rudimentaires.. Trois ans après, !a
grande ligne du «
Canadian Pacific » traversait la propriété des frères Guichon et cela
lui donna une énorme plus-value. Sur ces entrefaites Joseph Guichon se
maria et se retira d'avec son frère après partage. M. Laurent Guichon
vendit tout son bétail, revint s'installer à , New-Westminster et c'est
à ce moment que, poussé, entraîné
par des conceptions gigantesques, il jeta un regard sur un . terrain situé
à quelques «
milles
», terrain n'ayant aucune valeur, étant submergé par la mer
à marée haute. Cette étendue de terrain marécageux pouvait contenir de
douze à treize mille hectares. C'est alors .que M.
Laurent Guichon entreprit un travail cyclopéen, acheta pour un prix
minime cette immense étendue et entreprit d'en faire une «
terre
ferme ». A cet effet, il recruta une armée de Chinois, fit creuser
tout le
long de la mer un.
immense canal, en commençant du côté
de la rivière de Fraeser, de façon à faire écouler les eaux. La terre
tirée des fouilles formant
une digue contre la mer, il fit construire en même temps une forte écluse,
afin que les eaux à marée haute ne pénètrent pas dans ce nouveau
canal. Quand ces travaux furent menés à bonne
fin (et il fallut plusieurs années pour en arriver là) et le terrain asséché,
drainé et converti en prairies, M. Guichon Construisit une .douzaine de
fermes sur cet emplacement, trois manufactures pour mettre en
boîtes le saumon péché dans la
rivière, une population nouvelle et empressée afflua en peu de temps.
Ce fut l'origine d'une ville
de
7.000 habitants; dénommée Port-Guichon, dont M. Guichon pouvait être
fier d'avoir été le fondateur et où il me racontait tout
bonnement et simplement ses travaux, comme si cela eût été l'ouvrage
d'un autre. Je
restai une quinzaine de jours l'hôte de ce Monsieur, qui s'était
pris d'amitié, je dirais. même d'affection, pour
moi
Il me proposa de m'associer
à ses travaux, de surveiller son
personnel ; enfin, si je l'avais écouté, j'étais tranquille chez lui,
jusqu'à la fin de mes jours.
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Cependant
je refusai ! et voici pourquoi :. J'avais
encore présente en ma mémoire
la servitude de mon. enfance ; je
venais de goûter à la jouissance
insoupçonnée de l'indépendance.
Aucune situation, si brillante fût-elle, ne pouvait pour moi, à
cette époque, où je n'avais pas encore trente ans,
remplacer cette belle liberté que je venais seulement de conquérir
depuis peu et dont j'étais, jaloux. .
Aussi, nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde,
et je me souvins toujours qu'en nous séparant, cet excellent homme avait les larmes aux yeux. J'oubliais
d'indiquer au lecteur un fait qui a son importance : M. Laurent Guichon
ne savait ni lire ni
écrire et ne signait son nom qu'avec
une croix !!! CHAPITRE XI Première expédition Je n'avais rien dit à M. Guichon'
de mes projets futurs. Mais les aventures des chercheurs d'or, dont il m'avait
parlé, avaient non. seulement excité ma curiosité,, mais m'avaient
donné une furieuse envie d'en
essayer pour mon compte.. Dans ce but, et, sans rien brusquer, je
continuai, pendant
l'hiver 1893-1894,. à vendre mes marchandises dans
les. environs de Vancouver, mais sans m'approvisionner à
nouveau. Je suivis les mines encore en exploitation, les chantiers de bois
le long de la côte, qui emploient de nombreux ouvriers, et, en mars
1894, j'étais arrivé à me débarrasser entièrement de mon stock de
marchandises et. me trouvais possesseur d'environ 3.000 francs. C'est avec
cette somme en poche que je mis mon projet à exécution.
J'achetai
un cheval tout. harnaché et, malgré. la neige. qui couvraitencore le
sol, me mis en devoir de remonter la route
alors faite, que les Guichon
avaient suivie .trente ans plus tôt, c'est-à-dire remonter la
rivière Fraeser par petites étapes (de 40 à 50 kilomètres par jour. C'est
ainsi que j'arrivai à Mach Channel, ancien entrepôt
des. Guichon-Giroux, abandonné depuis, pour être remplacé par de vastes
magasins alors fort bien approvisionnés. Descendu dans un hôtel de la ville, je fis la connaissance
d'un Français, du nom de Boulanger, qui fut assez aimable pour m'offrir
l'hospitalité dans sa ferme toute proche. et commença à me donner les premières leçons.
indispensables pour un chercheur d'or. Ce ne fut que vers le 15 mai, époque
où la neige était à peu près fondue, que je me dirigeai, d'après les
indications données, sur Barkville, qui est la capitale du Caribou, soit
à environ 150 kilomètres plus au
nord. C'est à Barkville ou dans les environs que des.
fortunes colossales s'étaient édifiées.. Tout l'or charrié par la rivière
Fraeser provenait de pulvérisations. produites par un cataclysme préhistorique
sans doute,. qui avait mis à découvert, au pied des Montagnes Rocheuses,
des gisements. aurifères en telle abondance, que les premiers pionniers
qui découvrirent ces gisements n'eurent qu'à se << baisser
pour en ramasser à pleine pelle s. Il est évident que lorsque j'y arrivai tout le meilleur
avait été recueilli, mais il n'était pas rare de trouver encore à
cette époque, à côté du puits complètement fouillés et vidés, des
poches d'or représentant une petite fortune.. Mais c'était au
hasard de la rencontre ; aucune indication précise ne pouvait aider aux
recherches. Le lecteur me saura gré sans doute de lui indiquer
sommairement les deux principaux moyens en usage à cette époque pour
extraire de l'or. Le moyen le
plus
facile, mais qui ne donnait qu'un faible rendement, était de repasser
dans les trous ou puits de mine abandonnés, et chercher un peu au hasard
à retrouver des traces d'or échappées au « lavage » des prédécesseurs.
C'est ainsi qu'avec des instruments rudimentaires,. tels que
trois planches clouées, de façon à. former un caniveau, il s'agissait
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des
« filtrer » le sable ou gravier ayant des apparences aurifères,
en lavant ce gravier à grande eau.
Le rendement le plus avantageux, mais qui exigeait des fonds
souvent considérables en raison des machines employées
consistait à mettre à nu des quartiers de roche reconnus aurifères et
de les broyer et pulvériser. Mais il arrive quelquefois que simplement
avec un pic ou une pioche vous rencontrez, en creusant dans les différentes
couches super-posées, ce qu'on appelles de la roche pourrie ».
Presque toujours une pépite d'or qui peut varier. d'épaisseur
s'y trouve cachée, quelque fois grosse comme le poing, ovale comme
un oeuf, ou allongée, se terminant en pointe. Ce sont là des aubaines
inespérées qui récompensent les efforts et donnent
un nouvel élan que l'on peut qualifier de « fièvre de l'or ». Tous ces renseignements furent précieusement recueillis par
moi pendant les trois semaines suivantes, où il me fallut
attendre la fonte complète de la neige. Ce qui n'eut lieu que vers fin
juin, car dans ces pays glacés, il n'y a guère que trois mois de végétation,
si l'on peut appeler végétation les quelques salades hâtivement semées
autour de la maison. Comme
nourriture, dans ces pays froids, il n'y a que de la « conserve
», surtout comme légumes, quelquefois de rare gibier, tels que chevreuils ou bœufs sauvages, que l'on
capture lorsqu'ils cherchent' à s'abreuver près des sources dégelées.
Comme, élevage, néant ; ni chevaux, ni bœufs, ni animaux de basse-cour,
car ils ne peuvent vivre sous ces froides latitudes. Un
phénomène curieux et peu connu en Europe . : c'est l'apparition,
aussitôt la fonte des neiges, de nuées de moustiques !... Une grosse espèce
d'un gris foncé dont la morsure est très douloureuse. On pourrait
supposer que cet insecte «
carnivore » est exclusivement le fléau des pays chauds, mais je
peux affirmer, pour en avoir souffert moi-même, que les moustiques
dont les larves ont éclos sous la neige sont autrement « piquants
» que ceux de notre Côte D’Azur
l'été et,
qu'il y a lieu de prendre
quelques précautions pour se garantir les yeux.
Heureusement que leur apparition ne concorde qu'aven les rayons
d'un pâle soleil, assez rare d'ailleurs. CHAPITRE XII Veine et déveine C'est
ainsi que, muni de ces renseignements et après avoir
acheté un pic,
une pelle et un plat pour laver l'or,
je partis un beau matin de Barkville, droit devant moi, au hasard. Lorsque
j'eus fait une dizaine de kilomètres, je m'arrêtai au bord
d'un terrain marécageux et me mis en devoir
de casser la croûte. Puis, sans grand espoir, je me mis
à creuser quelques trous, au petit bonheur, A un moment donné, je
rencontrai, à 30 centimètres du sol, une couche de terre glaise, ferme
comme du ciment, puis un gravier et du sable qui me rappelaient la couleur et la forme de même
gravier et sable aurifère que l'on m'avait déjà montrés. En creusant
jusqu'à 50 centimètres, je trouvai la roche et n'insistai pas
davantage. Je mis deux pelletées de ce gravier dans le plat dont je m'étais
muni et, après avoir recueilli de l'eau suffisamment, je commençai le
lavage de ce sable, ainsi qu'on me l'avait indiqué. Le résultat, quoique de
minime
importance, fut cependant -des plus encourageants. Dans ce petit
tas de gravier, je pus extraire quelques brins d'or vierge. Je recommençais
à creuser
une dizaine de trous un peu au hasard, chaque fois,
je pus recueillir quelques paillettes infimes du précieux métal.. Le lecteur peut juger si un commencement
de « fièvre de l'or » m'avait gagné. Je rebouchai
soigneusement les
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trous faits et revins directement à Barkville, où je me
confiai à- un Suisse, en qui
je pouvais avoir confiance, .afin de lui. demander à qui je devais
m'adresser pour « recorder » la
place que je venais de découvrir. II me donna les renseignements nécessaires
et, le lendemain, je me présentai au commissionnaire de l'or du
gouvernement, afin d'obtenir la.. concession du terrain, et en
devenir locataire pendant Une année. Lorsque j'expliquai audit
commissaire l'endroit précis. où
se trouvait mon « gisement » il me rit au nez en me disant
que jamais il n'y ,avait eu d'or dans ce terrain et que je
devais être victime d'une hallucination. Mais, devant mon insistance, il
fit le nécessaire, me loua. environ 100 pieds carrés, me fit payer le
droit de place et me remit des étiquettes que je devais coller aux
piquets que j'avais à planter pour indiquer l'endroit qui m'avait
été. concédé. Je recevais en outre comme prime à ma découverte 100 autres pieds carrés. Ma concession
comprenait donc 200 pieds carrés. Je
pris avec moi trois hommes que je payai à la journée ; nous construisîmes
une petite cabane sur l'emplacement même de mon « claim» avec
simplement des piquets aux coins, indiquant exactement la surface concédée,
puis nous nous mîmes tous quatre en devoir d'extraire le plus d'or
possible, avec le système des planches formant caniveau, ainsi qu'il
a
été expliqué
dans le chapitre précédent. Lorsque l'on sut que ce terrain était aurifère, tout le
monde s'y précipita et je fus vivement entouré de voisins. Puis, une
grosse Société anglaise eut vent de l'affaire, sur-tout
lorsqu'elle apprit qu'avec mon système rudimentaire je pouvais arriver à
extraire journellement un millier de francs avec dix heures de travail. C’est
alors que des offres sérieuses me furent faites. La Société en question
m'offrit jusqu'à 8.000 dollars, soit 40.000 francs
pour me déloger. Je refusai et j'eus tort, comme on va le voir. D'autres,
plus avisés que moi, vendirent leur droit de place et cette Société s'installa
avec une puissante machinerie afin de broyer et attaquer la roche même,
peu profonde à cet endroit. Lorsque cette puissante. Compagnie comprit
que je résisterais passivement à toute offre de vente, elle . tourna`
la' difficulté, prit des renseignements sur
mon compte, essaya en un mot d'obtenir par la ruse ce qu'elle
n'avait pu obtenir de moi. bénévolement. Et son moyen réussit
pleinement. J'avais, ou croyais bien avoir rempli toutes les formalités
pour devenir locataire incontesté de ce terrain .que j'avais
découvert le premier. Hélas ! je n'avais oublié qu'une formalité,
malheureusement essentielle : J'aurais dû prendre une «
licence » du prix de 25 francs ! Inutile de dire que j'avais péché par ignorance et ce que
je ne pus jamais m'expliquer est qu'aucune des personnes. qui
m'avaient
cependant donné des renseignements précieux, ne m'avait prévenu de prendre, avant
tout, cette licence. Et le plus fort est que le commissionnaire
de l'or, employé du Gouvernement, donc payé pour donner tous
les
renseignements, ne m'en avait pas avisé non plus. C'est ainsi que, du jour au lendemain, je fus dépossédé
du fruit de mon labeur, que je
perdis une fortune que je pouvais édifier
en peu de temps et qu'une
veine aurifère, découverte par moi, se
changea en une affreuse : déveine. |
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