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164 UN PHOQUE A LA MAISON
lamentation plaintive si je ne lui obéissais pas. pour changer, contre mes jambes. Elle écoutait,
Ma première erreur fut de lui permettre de d’un air plein de bonheur et de recueillement, se
s’installer sur mes genoux. Elle ne voulut jamais balançant de temps à autre de tout son corps.
renoncer à ce privilège... même quand elle fut Quand la musique cessait, elle restait immobile
devenue une grande « personne », longue de un pendant plusieurs minutes, encore sous le charme.
mètre et pesant 25 kilos. J’ai passé des semaines Certain jour, je me mis à chanter une vieille
à lui apprendre à passer la nuit sur une couchette chanson du pays de Galles. Lora poussa un gro
en bambou, au lieu de grimper sur mon lit. gnement sonore, puis se mit à chanter elle aussi.
Résolue à lui enseigner l’indépendance, je Les phoques ont une voix très étendue, ils
l’emmenai, un beau jour, dans un canot à rames émettent des grognements, des ronflements, des
sur le loch, près de chez nous, et la fis basculer aboiements, des sifflements, des miaulements et
par-dessus bord. Immédiatement, elle se mit à un cri plaintif qui, souvent, part de tout en bas
nager avec ardeur, à plonger et à tourner autour de la gamme pour grimper dans l’aigu. Je n’étais
du bateau avec une incroyable vélocité. Cet pas de taille à lutter et résolus de la laisser chan
animal lourdaud, aux mouvements lents, s’était ter seule en l’accompagnant à l’harmonica. Je
transformé en créature agile, gracieuse et rapide. jouais une mélodie simple, assez lente, et Lora
Dès lors, elle passa chaque jour plusieurs heures suivait la musique en poussant une sorte de
à nager avec les loutres dans le bras de mer. plainte dissonante. Au bout d’une semaine, elle
Dresser un animal aussi intelligent que le veau chantait d’un bout à l’autre une berceuse et une
marin à ne pas salir la maison est chose facile. valse et commençait à apprendre une marche
Lora sut bientôt que sa toile imperméable était militaire.
rangée sur un certain rayon bas et quelle devait Bientôt, elle se mit à me harceler pour avoir
se coucher dessus pour se sécher quand elle l’harmonica et, dans ses efforts pour me l’arracher,
revenait du bain. Etant bébé, elle aboyait pour elle appuyait contre ma figure un nez fortement
que nous venions lui étendre sa toile, mais, plus moustachu. De guerre lasse, je lui mis l’instru
grande, elle apprit à la faire tomber du rayon et ment dans la gueule. Elle s’aperçut avec amer
à l’étaler assez bien toute seule. tume qu’aucun son n’en sortait quand elle le
Lora était d’une curiosité insatiable. Tout ce mâchonnait. Désespérée, elle poussa un gros
qui lui semblait nouveau ou étrange devait être soupir sans lâcher l’harmonica. Cela fit un tel
inspecté de près. Elle adorait spécialement débal bruit qu’elle reprit ses essais avec enthousiasme.
ler notre panier à provisions quand nous reve Je partais justement en promenade. A mon
nions du village. Elle soulevait délicatement les retour, j’entendis, provenant de la maison, les
boîtes de conserves, les faisait rouler par terre et bruits les plus étranges. Lora avait découvert le
secouait les paquets dont l’emballage lui plaisait. truc : aspirer l’air et l’expirer à travers l’instru
Après avoir vidé le panier, elle le portait à sa ment. Dans un état d’épuisement presque
place près de l’armoire de la cuisine. complet, elle soufflait encore faiblement dans son
Je lui appris à aller chercher divers objets et harmonica. Elle n’avait pas cessé depuis mon
à me les donner, ainsi qu’à prendre le courrier départ.
des mains du facteur. Elle allait à sa rencontre, Un de mes amis lui donna un jour une trom
au sommet de la colline, et nous apportait les pette d’enfant, dont elle apprit rapidement à tirer
lettres dans sa gueule. Mais elle eut un jour une des sons déchirants quand on la plaçait devant
idée malencontreuse : à mi-chemin de la maison, sa gueule. Un autre de ses admirateurs lui offrit
elle résolut de s’offrir une petite baignade et elle un petit xylophone et, tenant le marteau entre
emporta nos lettres dans le loch ! ses dents, elle apprit bientôt à frapper la note
que je lui montrais. Il n’y eut plus beaucoup
Une musicienne à nageoires ! de silence chez nous à partir de ce jour-là.
Nos amis avaient l’air d’aimer la« musique »
c hacun sait que les phoques aiment la de Lora et nous les soupçonnions parfois de
musique. Le talent musical de Lora
venir plus pour l’entendre que pour nous voir.
perça de bonne heure. Chaque fois que — Où est-elle ? demandaient-ils, à peine
je jouais quelques notes au piano, elle venait en arrivés.
se tortillant s’appuyer contre l’instrument ou, — Dehors, dans le loch.