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               lamentation plaintive si je ne lui obéissais pas.   pour changer, contre mes jambes. Elle écoutait,
               Ma première erreur fut de lui permettre de         d’un air plein de bonheur et de recueillement, se
               s’installer sur mes genoux. Elle ne voulut jamais   balançant de temps à autre de tout son corps.
               renoncer à ce privilège... même quand elle fut     Quand la musique cessait, elle restait immobile
               devenue une grande « personne », longue de un      pendant plusieurs minutes, encore sous le charme.
               mètre et pesant 25 kilos. J’ai passé des semaines     Certain jour, je me mis à chanter une vieille
               à lui apprendre à passer la nuit sur une couchette   chanson du pays de Galles. Lora poussa un gro­
               en bambou, au lieu de grimper sur mon lit.         gnement sonore, puis se mit à chanter elle aussi.
                 Résolue à lui enseigner l’indépendance, je       Les phoques ont une voix très étendue, ils
               l’emmenai, un beau jour, dans un canot à rames     émettent des grognements, des ronflements, des
               sur le loch, près de chez nous, et la fis basculer   aboiements, des sifflements, des miaulements et
               par-dessus bord. Immédiatement, elle se mit à      un cri plaintif qui, souvent, part de tout en bas
               nager avec ardeur, à plonger et à tourner autour   de la gamme pour grimper dans l’aigu. Je n’étais
               du bateau avec une incroyable vélocité. Cet        pas de taille à lutter et résolus de la laisser chan­
               animal lourdaud, aux mouvements lents, s’était     ter seule en l’accompagnant à l’harmonica. Je
               transformé en créature agile, gracieuse et rapide.   jouais une mélodie simple, assez lente, et Lora
               Dès lors, elle passa chaque jour plusieurs heures   suivait la musique en poussant une sorte de
               à nager avec les loutres dans le bras de mer.      plainte dissonante. Au bout d’une semaine, elle
                 Dresser un animal aussi intelligent que le veau   chantait d’un bout à l’autre une berceuse et une
               marin à ne pas salir la maison est chose facile.   valse et commençait à apprendre une marche
               Lora sut bientôt que sa toile imperméable était    militaire.
               rangée sur un certain rayon bas et quelle devait      Bientôt, elle se mit à me harceler pour avoir
               se coucher dessus pour se sécher quand elle        l’harmonica et, dans ses efforts pour me l’arracher,
               revenait du bain. Etant bébé, elle aboyait pour    elle appuyait contre ma figure un nez fortement
               que nous venions lui étendre sa toile, mais, plus   moustachu. De guerre lasse, je lui mis l’instru­
               grande, elle apprit à la faire tomber du rayon et   ment dans la gueule. Elle s’aperçut avec amer­
               à l’étaler assez bien toute seule.                 tume qu’aucun son n’en sortait quand elle le
                 Lora était d’une curiosité insatiable. Tout ce   mâchonnait. Désespérée, elle poussa un gros
               qui lui semblait nouveau ou étrange devait être    soupir sans lâcher l’harmonica. Cela fit un tel
               inspecté de près. Elle adorait spécialement débal­  bruit qu’elle reprit ses essais avec enthousiasme.
               ler notre panier à provisions quand nous reve­        Je partais justement en promenade. A mon
               nions du village. Elle soulevait délicatement les   retour, j’entendis, provenant de la maison, les
               boîtes de conserves, les faisait rouler par terre et   bruits les plus étranges. Lora avait découvert le
               secouait les paquets dont l’emballage lui plaisait.   truc : aspirer l’air et l’expirer à travers l’instru­
               Après avoir vidé le panier, elle le portait à sa   ment. Dans un état d’épuisement presque
               place près de l’armoire de la cuisine.             complet, elle soufflait encore faiblement dans son
                 Je lui appris à aller chercher divers objets et   harmonica. Elle n’avait pas cessé depuis mon
               à me les donner, ainsi qu’à prendre le courrier    départ.
               des mains du facteur. Elle allait à sa rencontre,     Un de mes amis lui donna un jour une trom­
               au sommet de la colline, et nous apportait les     pette d’enfant, dont elle apprit rapidement à tirer
               lettres dans sa gueule. Mais elle eut un jour une   des sons déchirants quand on la plaçait devant
               idée malencontreuse : à mi-chemin de la maison,    sa gueule. Un autre de ses admirateurs lui offrit
               elle résolut de s’offrir une petite baignade et elle   un petit xylophone et, tenant le marteau entre
               emporta nos lettres dans le loch !                 ses dents, elle apprit bientôt à frapper la note
                                                                  que je lui montrais. Il n’y eut plus beaucoup
                    Une musicienne à nageoires !                  de silence chez nous à partir de ce jour-là.
                                                                     Nos amis avaient l’air d’aimer la« musique »
                c     hacun sait que les phoques aiment la        de Lora et nous les soupçonnions parfois de
                       musique. Le talent musical de Lora
                                                                  venir plus pour l’entendre que pour nous voir.
                       perça de bonne heure. Chaque fois que         — Où est-elle ? demandaient-ils, à peine
               je jouais quelques notes au piano, elle venait en   arrivés.
               se tortillant s’appuyer contre l’instrument ou,       — Dehors, dans le loch.
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