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UN PHOQUE A LA MAISON 165
— Oh ! on ne pourrait pas la faire rentrer ? plus une marche militaire mais une débandade
Nous descendions alors vers le rivage, le visi échappant à tout contrôle. On entendit soudain
teur portant la trompette de Lora. Je l’appelais un bruit retentissant : la pétulante interprète
et elle se précipitait sur la rive, ravie qu’on lui avait envoyé dinguer le xylophone sur le plan
mette la trompette aux lèvres pour lui permettre cher. Le public se leva d’un bond, en criant
d’interpréter une berceuse à sa manière. « bis ! ». Lora termina sa version magistrale de
l’hymne national.
Lora éclipse les vedettes Maintenant, c’était au tour de l’accordéoniste.
Il n’avait pas l’air très content de succéder à une
n de mes oncles organisait chaque mois vedette aussi appréciée. Ses craintes étaient justi
une soirée musicale chez lui, près fiées. Son jeu fut bientôt étouffé par les rugisse
d’Aberdeen. Il tenait absolument à ce ments de sa rivale et, comme la première artiste,
que Lora fasse un jour partie des artistes inscrits il se retira, vaincu. Une fois de plus, Lora revint
au programme. Le soir dit, j’arrivai donc comme en scène pour jouer de l’harmonica.
convenu, accompagnée de Lora, et nous fîmes Pendant la seconde moitié du concert, j’essayai
ensemble notre entrée dans le salon. Je n’étais pas de l’enfermer dans le bureau de l’oncle André.
sans inquiétude. La première partie du concert Mais la pièce n’était pas insonorisée et, tandis
devait être consacrée à une cantatrice très que d’autres artistes chantaient ou jouaient, Lora
connue, puis à un accordéoniste et, finalement, à poussait des plaintes si lamentables qu’une bonne
Lora. Je me demandais si Lora approuverait âme vint la délivrer.
l’ordre de ce programme. Dans un dernier effort pour maintenir l’ordre,
La première artiste vint sur la scène, sourit de je l’obligeai à s’installer à côté de moi et lui fis
façon charmante et attaqua son grand air. Elle comprendre sévèrement qu’elle devait rester
n’avait pas chanté trois notes que Lora se mit de tranquille. Le résultat fut inattendu. Les phoques
la partie en poussant un rugissement profond qui ont les glandes lacrymales généreuses. Accablée
s’éleva jusqu’à la note phoque la plus élevée. Une par le désespoir, Lora se tenait immobile, sa
chorale au grand complet n’aurait pu faire mieux figure ruisselante de larmes. A cette vue, les
et la cantatrice lui céda sagement son tour. invités déclarèrent que c’était « une honte » et
L’assistance était pliée en deux de rire. on lui permit une fois de plus de grimper sur la
Quand enfin le calme fut revenu, quelqu’un scène. La soirée s’acheva par un chœur improvisé
proposa que Lora fasse son numéro la première. dans lequel, je n’ai pas besoin de vous le dire,
Les humains lui succéderaient. Cette personne Lora chanta plus fort que nous tous.
s’imaginait que Lora ayant dit ce quelle avait à
dire serait prête ensuite à écouter les autres. Triste journée
(C’était bien mal connaître les phoques, mais on
ne me demanda pas mon avis.) Deux costauds e jour où Lora nous quitta fut un jour de
hissèrent donc ma vedette sur le piano, pour que deuil. J’avais traversé le loch à la rame,
tout le monde puisse bien la voir, puis ils pla tandis qu’elle nageait en cercles autour de
cèrent son xylophone devant elle. Je me tenais à mon bateau. Sur la rive opposée, je partis à la
son côté pour lui montrer les notes, au cas où, recherche de jacinthes sauvages. J’avais laissé
intimidée, elle oublierait son morceau. Ma pré mon amie dans les eaux basses, d’où elle me gui
sence se révéla inutile. Elle prit le marteau que gnait par-dessus le bateau.
je lui tendis et frappa les notes de sa berceuse Je ne devais plus la revoir. Elle n’est pas
avec aplomb, sans s’interrompre une seule fois. rentrée à la maison ce soir-là. Nous l’avons cher
La valse venait ensuite. Lora acheva ce mor chée partout et nous l’avons appelée inlassable
ceau par un si magnifique « glissando » exécuté ment pendant des jours. Aucun aboiement ne
d’un bout à l’âutre du clavier quelle fut bissée nous a répondu. Nous n’avons jamais percé le
à grands cris. J’annonçai alors la marche. mystère de sa disparition. Son départ m’a privée
Lora attaqua à toute allure, frappant énergique d’une amie très chère et de l’animal le plus intel
ment à gauche, à droite et au centre. Ce n’était ligent que j’aie jamais eu.
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