Page 169 - La Lecture Expressive
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            Lecture   81.,  Le jugement  de  Jean  le  fou


           1.  Devant la boutique d'un rôtisseur,  à Paris,  un portefaix man-
         geait son  pain à la  fumée  du  rôt et le trouvait, ainsi parfumé, fort
         savoureux. Le rôtisseur le laissait faire.
           Quand  tout le  pain  fut  mangé,  le  rôtisseur le  happe au collet et
         veut qu'il lui paye la fumée de son rôt. Le portefaix répond qu'il n'a
         en rien endommagé ses  viandes,  n'a rien  pris au rôtisseur,  qu'il ne
         lui doit rien: la fumée s'évaporait au dehors; d'une façon ou de l'autre,
         elle se perdait ; jamais on n'avait entendu dire qu'à Paris quelqu'un
         eût vendu en rue  de  la fumée  de rôti.  Le rôtisseur  répliquait  qu'il
         n'était pas tenu de nourrir les gens de la fumée de son rôt, et mena-
         çait, s'il n'était payé,  <l 'oler au portefaix ses  crochets  •  Ce  dernier
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         tira son bâton et se  mit en défense,
           2.  Les  badauds  de  Paris  accoururent  de  loutes  parts.  Parmi  la
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         foule  se  trouva  fort à  propos  Seigneur Jean,  le  fou  •  Le  rôtisseur,
         l'ayant aperçu, demanda au  portefaix :
          « Veux-tu, sur notre différent, prendre pour Juge ce  noble  Jean ?
           -  Oui», répondit le  portefaix.
           3.  Donc  Seigneur Jean, aptès avoir  entendu  les  parties, ordonna
        au  portefaix  de  tirer  de  sa  bourse  une  pièce  d'argent  et  de  la  lui
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        remettre.  Le  portefaix  obéit  et  lui  remit  un  tournois  philippus  •
        Seigneur Jean le prit et le mit sur son épaule gauche pour vérifier s'il
        avait bien son  poids ; puis il  le  fü sonner sur la  paume de sa  main
        comme pour voir s'il était de  bon alliage  ; puis il  le  posa sur la pru-
        nelle de son œil droit, comme pour voir s'il était bien frappé. Tandis
        qu'il faisait cela,  les  badauds gardaient un profond silence,  le rôtis-
        seur croyait fortement être payé, et le  portefaix  était au  désespoir.
          4.  Enfin  il  le  fit  sonner  plusieurs  fois  sur l'étal  de  la  boutique.
        Alors,  majestueux  comme  un  président 5,  tot1ssant  préalablement
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        deux ou trois fois,  il renrlit à haute voix la sentence  suivante :
          « La cour  dit que le portefaix qui a mangé son pain à la fumée du
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        rôt a  payé le  rôtisseur au son de  son argent,  ordonne,  ladite  cour,
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        que chacun se retire chez soi, sans dépens et pour cause  •  11
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