Page 10 - Coeurs Vaillants Num 18
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Brusquement, après le virage, il reconnut. Tout. La petite   Jamais les voitures ne s’arrêtent par ici. Il fit un petit crochet
           maison proprette, blanche, encadrée de deux tilleuls à   avant de regagner la maison... Une Volkswagen, frappée sur
           l’énorme perruque. Rien n’avait changé. L’homme sauta de   l’aile arrière de la lettre « D ».
           la voiture et il regarda. Et il se souvint. Et il se revit presque.  Quand il arriva à la maison, il vit l’homme qui parlait avec
                                                                   son fils. Et quand l’homme, lui, vit Lourdier, il tressaillit.
                                                                   Lourdier était solide, net. De ces paysans qui ne vieillissent
                                                                   jamais. De ces hommes qui sont éternellement dans la force
                                                                    de l’âge. « Bonjour, monsieur. Je me suis arrêté pour vous
               Des cris. Une ombre qui se découpe soudain. Un coup   demander si vous avez un peu de lait et quelques légumes à
             de feu. Le seul, oui, le seul qu'il avait tiré, lui... Le seul   me vendre. » Il venait de trouver cela tout à coup et avait parlé
             coup de feu de toute sa vie. L'ombre avait disparu derrière   d’une traite. Martin Lourdier eut un sourire et répondit :
             le mur de la maison. On avait couru. On avait cherché.   « Vous parlez bien le français. Déjà venu par ici, pas vrai ? »
             Du sang, par terre. Mais « il » avait disparu. Il avait donc   L’homme rougit comme s’il avait été brusquement pris en
             pu courir, il n'était pas mort. Blessé mais pas mort... Pas   défaut : « Oui. Comme beaucoup. Mais j’avais appris le
                         à ce moment-là du moins...
                                                                    français au lycée. » Martin fit entrer l’Allemand, sortit des
                                                                    petits verres. « Pour le lait, bernique. Je n’ai pas de vache.
                                                                    Les légumes, on va voir ça... » Puis : « C’est-y pas mieux de
                                                                    venir, comme ça, en bagnole, un petit guide Michelin sous le
             L’homme regarda longtemps la maison comme un objet     bras plutôt qu’avec des auto-mitrailleuses et des cartes d’état-
           que l’on n’ose pas toucher. Puis lentement il marcha, se   major ? » Tout se passait maintenant avec facilité. Tout
           courba sous les branches basses des tilleuls, frappa à la porte.   paraissait naturel, familier, quotidien. Pourtant l’Allemand
           Il avait peur... Jadis il était entré sans frapper. Un gosse d’une   reculait le plus possible. Il eut l’impression stupide de se démas­
           dizaine d’années vint ouvrir. « Bonjour, m’sieur. » Dix ans...   quer en disant son nom : « Hans Folkbürger. » Aucune réac­
           Cet enfant n’avait rien à voir avec son drame à lui vieux déjà   tion de Lourdier naturellement. Et ce fut lui, Lourdier, qui,
           de près de vingt ans. Qu’avait-il à lui répondre ? Il eut un sou­  tout à coup, entra dans le vif du sujet. Il dégrafa sa chemise
           rire. Machinalement, il caressa la tignasse inculte : « Bonjour,   humide de transpiration, découvrit son épaule : « Regardez.
           petit. Tu es tout seul ? — Non. Mais papa est là-bas, au bout   Un souvenir de vos copains. » Sur le muscle bombé, une
           du champ. » Papa... Peut-être... Il n’avait vu qu’une ombre...   barre, un sillon oblique très net, comme une caricature de
           Un peu bêtement, il demanda : « Il va bien ton papa ? »   ride. « La balle m’a rasé. » Puis un soupir et une phrase qui
           Le gosse eut l’air étonné. « Bien sûr qu’il va bien... » Sa mère   explique tout mais qui ne signifie rien : « C’était la guerre... »
           alors ? Non. C’était une silhouette d’homme, de cela il se   Folkbürger avala une décharge brûlante de Calvados, toussa.
           souvenait parfaitement. Avec appréhension, il demanda    « Racontez-moi... — Vous y tenez — Pourquoi pas ? Mes
           encore : « Et ton grand-père ? — Ben, il est toujours à   compatriotes ne se sont pas conduits en honorables guerriers ?
           Brégay-le-Pont... » Comme si tout le monde ne savait pas   — Ah, honorables, oui. Pour cela, il n’y a rien à dire, j’étais
           cela !... « Mais tu... tu as deux grands-pères, non P — Non.   armé... Mais guerriers aussi. Bougrement guerriers. » Le
           J’en ai qu’un. Voyons, tout le monde a deux grands-pères,   gosse était dans un coin, il bouquinait un illustré, étranger à la
           tu dois savoir cela à ton âge. Le papa de ta maman... — Eh   conversation des grands.
           bien, il est à Brégay-le-Pont... — D’accord. Et le papa de ton   « Ils étaient tous partis par ici. Je veux dire : « vous » étiez
           papa... » Le gosse arqua ses sourcils : « Ah oui. Mais il est   tous partis. On avait accueilli les Américains dans un vrai
           mort il y a longtemps. A la guerre. » L’homme eut un mou­  délire. A ce moment-là, mais à ce moment-là seulement, on
           vement. Mais le gosse continuait : « A Verdun. Je ne connais   sut que j’étais chef de réseau. Pendant toute l’occupation,
           pas. C’est une bataille. »                               j’avais mené le combat. Puis un matin, bye bye, les Américains
             « Verdun »... Ce n’était pas une ville. C’était une « bataille ».   sont partis. On s’accrochait à leurs chars comme à des bouées.
           1915... Bien sûr, il y avait longtemps. L’homme aussi trouvait   « La relève va venir ce soir. » Le soir, pas de relève. Et on
           cette année 1915 très, très lointaine ; car c’était l’année de   apprenait que des troupes allemandes cantonnées jusque-là
           sa naissance.                                            dans des services auxiliaires en Allemagne avaient été immé­
                                                                    diatement dirigées sur la Normandie. Ce fut l’exode. Une fois
                                    ★                               de plus. Trois baluchons, un camion — ou pas de camion —
             ' ★ ★                                                  et la population du village s’en est allée vers le Nord. A cette
                                                                    époque, vous le savez sûrement, un village était aux mains
             Martin Lourdier, sa bêche sur l’épaule, jeta un regard par­  des Américains le matin, aux mains des Allemands le soir.
           dessus les herbes : la plaque étincelante d’une voiture arrêtée.   Le lendemain, ça recommençait. Moi, je suis resté. Dans cette
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