Page 11 - Coeurs Vaillants Num 18
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maison, à quelques kilomètres du village. — Pourquoi P —   Après tout, tans pis ! Il fallait bien qu’il y vînt. « Ecoutez,
      J’étais un des rares à croire à la relève. Une dizaine de types   monsieur, euh... » — Lourdier. — Écoutez, monsieur Lour­
      aussi étaient restés au village. Les maquisards avaient rejoint   dier, ce que je suis venu faire ici n’a sans doute aucune signi­
      les bois. Si d’autres Américains devaient venir, il fallait bien   fication pour vous. Mais pour moi... » Lourdier eut un léger
      quelqu’un pour leur indiquer la route, les aider, quoi. Ils   frémissement de ses lourdes paupières. Et ils restèrent l’un
      comptaient sur la population. Seulement les Allemands sont   en face de l’autre maladroits, un peu bêtes. « Je suis revenu,
      arrivés avant, j’étais seul ici. Le matin, j’entends des chars.   oui, revenu... dans ce pays parce que je l’ai connu mort,
      Je me mets à la fenêtre, un petit drapeau à croix de Lorraine   détruit. J’ai voulu le voir vivre. » Puis avec impatience sou­
      déjà tout prêt. Tu parles ! C’était... enfin, c’était l’ennemi.   dain : « Vous me comprenez, quoi ? » Lentement, Martin
      Ils se dirigeaient droit vers ma maison. J’ai pris mon fusil,   Lourdier haussa la tête : « Je sais. Beaucoup d’Allemands
      j’ai sauté par la fenêtre, je suis allé me planquer derrière le   reviennent en touristes aux endroits où ils avaient été occu­
      mur. Le jour n’était pas encore levé. Mais, des chars, on m’avait   pants. » Occupant ! Hans Folkbürger n’avait jamais été
      vu. Un coup de feu. J’ai senti une brûlure, là. Ma parole, ça   « occupant ». Il n’avait fait qu’arriver, tirer sur Mourdier et
      m’a donné des forces, ça m’a réveillé. Je me suis mis à courir,   se trouver prisonnier du maquis.
      perdu pour perdu, vers le bois où le maquis s’était replié. Je   Ils étaient maintenant sur le seuil de la maison. Sous les
      leur ai dit ce que j’avais vu. Il n’y avait qu’une poignée   tilleuls, Lourdier fit un geste vers la campagne : « Eh ben,
      d’Allemands. Au soir, s’ils n’avaient pas reçu de renforts,   vous voyez. Ça s’est remis à tourner. Depuis le temps... Ah,
      on pouvait les faire prisonniers. Nous avions le nombre pour   dites donc, ça ne nous rajeunit pas de parler de tout ça,
      nous. Donc le soir, nous avons fait la descente. Enfin, quand   hein ? » Folkbürger sentit que si Lourdier se fût nommé
      je dis « nous », c’est une façon de parler... Moi, j’étais resté   Muller et se fût, jadis, trouvé dans son camp, l’uniforme vert
      dans le bois, avec la fièvre, des garrots partout. Le lendemain,   sur le dps, ils n’auraient pas, tous deux, tenu un autre lan­
      la relève américaine arrivait enfin et prenait en charge les   gage. « 'Ça ne nous rajeunit pas... » De vieux compagnons
      Allemands que mes camarades avaient fait prisonniers... —   d’armes. Même pas. De vieux camarades de régiment. Pour
      Si vous aviez pu prendre part à la bataille et si vous aviez   un peu, entraîné par les lieux communs, on aurait ajouté
      trouvé, parmi les prisonniers, celui qui avait tiré sur vous,   mécaniquement : « C’était le bon temps... » Lourdier y pensa :
      qu’est-ce que vous lui auriez fait ? » Martin Lourdier arqua   « Après tout... Malgré la bêtise... malgré la guerre... C’est
      ses sourcils et Folkbürger remarqua la même expression   toujours le bon temps quand on est plus jeune... »
      d’étonnement qu’il avait vue sur le visage de l’enfant, tout   Hans Folkbürger alla vers sa voiture.
      à l’heure. « D’abord, il aurait fallu que je puisse le reconnaître.   Lourdier ne vit plus qu’un dos un peu voûté dans le cos­
      Et que voulez-vous que je lui fasse ? Il était prisonnier.   tume d’été s’enfoncer derrière le talus. Il entendit le moteur
      Désarmé. Il avait vu quelque chose qui bougeait, une ombre   gronder, puis s’éloigner. Seconde. Troisième. Le moteur se
      qui bondissait de derrière le mur, il avait tiré. « Et encore cette   perdit, loin, très loin, comme s’il retournait vers le passé.
      phrase, conclusion à tout : « C’était la guerre. »        Et Lourdier, souriant, songeait : « Et voilà ! Maintenant il
                                                              va vivre tranquille. Avec cette certitude de n’avoir jamais tué
                                                              personne... Tranquille enfin ! J’avais compris tout de suite.
                               *                              Ses légumes et son lait ! Tu parles ! Aussi vrais que mon his­
                             ★ ★                              toire. Mais à quoi ça aurait avancé que je dise la vérité ? Il a
                                                              tellement cru tout de suite que c’était moi. Il avait tellement
       Us avaient été arrachés à leur « planque » dans les états-   envie de le croire... »
      majors à Berlin, ils avaient été catapultés d’une traite en pre­
      mière ligne, sur le front de Normandie. Le baptême du feu.
      Sans transition. Folkbürger avait tiré par peur. Non. Par
     réflexe. Il ne savait pas. « Et s’il vous avait tué ? » Cette
      question ! Et cette réponse ! Toujours la même, agaçante à
      la fin : « C’était la guerre... »                         Car Martin Lourdier s’était un jour coupé à l’épaule en
        Hans Folkbürger se leva, finit son Calva qui lui tortura la   dérouillant une faux. Tous les ans il allait fleurir la tombe de
      gorge, désigna le gamin qui bouquinait toujours : « J’en ai   son frère Jean Lourdier, tué un matin où les Allemands
      un à peu près de son âge. » Lourdier eut un petit sourire :   étaient revenus, des suites d’une blessure reçue devant leur
      « Ils sont turbulents, hein ?» Il y eut un moment de flotte­  ferme. Il avait eu le courage de courir jusqu’au maquis en
      ment, de silence instable. Puis l’Allemand dit : « Merci de   perdant son sang. Il avait agonisé deux heures dans le bois.
      votre accueil, monsieur, au revoir. Et excusez-moi. — Mais
     les légumes ? — Oh, c’était un prétexte pour un peu bavarder. »                      Jean-Marie PÉLAPRAT.
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