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196 NEUF FRANÇAIS A LASSAUT DE LANNAPURNA
travaillé par équipes de deux. Maintenant qu’ap d’eux. Herzog ôte ses gants pour tirer de son sac
prochait l’heure de l’assaut final, Herzog et un appareil photo et un petit drapeau français.
Lachenal, qui formaient l’équipe n° 1, prirent la Il tend l’appareil à Lachenal, fixe le drapeau à
tête. Une muraille rocheuse les empêchait de son piolet, puis le dresse au-dessus de sa tête pen
monter directement vers le sommet ; ils obli dant que son compagnon appuie sur le déclic.
quèrent donc par la gauche. Pendant des heures, Quelques minutes plus tard, les deux hommes
ils progressèrent péniblement jusqu’à un point, descendent petit à petit les pentes neigeuses,
situé à 7 400 mètres, où ils établirent le camp V. presque courbés en deux pour lutter contre le
La nuit leur parut interminable. Au-dessus vent. Leur corps et leur cerveau sont engourdis
d’eux, le chemin du sommet semblait facile : à par la fatigue et le manque d’oxygène. Aussi c’est
peine 700 mètres de neige en pente douce. seulement un long moment après que Lachenal
Dès les premières lueurs du jour, ils se se met à crier :
remettent en route. Au-dessous d’eux, en même — Maurice ! Maurice !
temps, les deux équipes de soutien se déplacent : Quand Herzog se retourne, Lachenal lui
Couzy et Schatz montent du désigne quelque chose du doigt.
camp III au camp IV ; Terray Herzog baisse les yeux et, avec
et Rébuffat du camp IV au stupeur, il s’aperçoit que ses
camp V. Le jour pour lequel, mains sont nues. Il a perdu ses
pendant des mois, ils ont fait gants !
tant de préparatifs et tant Ils poursuivent leur route
d’efforts est enfin arrivé ! jusqu’au camp V, où les
Le soleil brille, mais des attendent Terray et Rébuffat.
nuages de neige fouettent Her- Maintenant les mains d’Herzog
zog et Lachenal au visage. Pen et les pieds de Lachenal sont à
dant des heures, ils poursuivent demi gelés.
péniblement leur ascension sur Le lendemain matin, au mo
cet immense toit éblouissant de ment où les quatre hommes
blancheur. entreprenaient la descente vers
Ils sont aveuglés par l’étince le camp IV, une furieuse tem
lant soleil tropical, ils ont la pête éclata. Tous les points de
tête en feu. Mais en même repère furent effacés par la
temps le froid glacial raidit neige. Pendant des heures,
leurs vêtements et mord leurs engourdis, aveuglés, ils avan
Maurice Herzog
doigts à travers les gants épais. cèrent en trébuchant, perdus
A demi suffoqués, ils doivent sans cesse s’arrêter dans ce néant de blancheur. Au crépuscule, ils
pour aspirer une bouffée de cet air froid et comprirent qu’ils allaient être obligés d’affronter
raréfié qui ne leur donne qu’une partie de la pire épreuve que l’on puisse subir sur l’Hima-
l’oxygène dont ils ont besoin. laya, une épreuve presque toujours mortelle : une
Les minutes leur semblent des heures, et les nuit à la belle étoile. Pendant qu’ils se creu
heures une éternité. Enfin, ils aperçoivent une saient des abris dans la neige, Lachenal, qui était
tache noire qui danse devant leurs yeux — un un peu à l’écart des trois autres, disparut soudain
dernier mur de roches, juste au-dessous de la à leurs yeux. Puis ils l’entendirent qui les appe
cime. Mais comment l’escalader ? En s’appro lait. La crevasse où il avait glissé, disait-il, n’avait
chant, ils distinguent une crevasse, juste au que quelques mètres de profondeur ; ils s’y instal
centre. Ils s’élèvent lentement, avancent un pied, lèrent tous le mieux qu’ils purent.
puis l’autre... Un coup de vent les cingle. Ce vent Mais le froid commença bientôt à les trans
vient de Vautre côté de la montagne ! Encore percer jusqu’aux os. Pour ne pas avoir les pieds
quelques pas, et l’Annapurna est à eux ! gelés, ils ôtèrent leurs souliers et s’enfermèrent
Herzog et Lachenal ont remporté une grande les jambes dans un sac, puis ils se couchèrent les
victoire. Mais tandis qu’ils sont au sommet, un uns sur les autres pour conserver le maximum
vent glacé se lève, apportant d’immenses nappes de chaleur. Ils passèrent ainsi la nuit sans dormir.
de brume grise. Le monde disparaît au-dessous Et voici que, peu avant l’aube, une masse consi-