Page 11 - aux armes_8
P. 11

nés. Or, il est impossible de transporter jus­  nu. Puis il s’arrête à celui qui
      que là des machines aussi volumineuses, il   lui semble meilleur. Il avait re­
      faut donc les amener en pièces détachées.   marqué dans un corridor un
      C’est là que se place un épisode qui montre   vasistas à la partie supérieure
      l’extraordinaire faculté d’adaptation de Vé­  d’une fenêtre qui donnait sur la
      lin. Vélin va à Grenoble. On lui montre la   façade. Une fois passé à travers
      presse à imprimer. La lui expédier en pièces   le vasistas, il suffisait de sauter.
      détachées, c’est très bien, mais ensuite com­  Evidemment il était impossible
      ment la remonter ? La machine est complexe   de passer inaperçu. Mais on
      et Véllin n’en a jamais vu. Mais lui, qui a   pouvait compter sur un effet de
      gardé de sa formation primaire le goût du   surprise.
      pratique, et qui n’aime rien tant que le bri­  Les détenus, en attendant la
      colage, demande simplement une clef, prend   question, étaient enfermés dans
      une salopette et, sous des regards d’abord   une salle et gardés par une sen­
      ironiques, puis admiratifs, en quelques heu­  tinelle qui barrait la porte. Vé­
      res il démonte complètement la machine et   lin, lentement, se coule le long
      la remonte. Maintenant il saura faire.
                                              du mur, passe derrière la senti­
        La presse installée, il faut la faire mar­  nelle, parcourt le corridor, ac­
      cher. L’électricité est sévèrement rationnée.   cède au vasistas. Au-dessous
      Vélin n’hésite pas. Avec l’appui de quelques   de lui il aperçoit la sentinelle
      faux tampons, il demande tout simplement   qui garde la porte. Sa chance
      le régime prioritaire des entreprises travail­  tient dans un dixième de se­
      lant pour l’Allemagne, et il l’obtient. Désor­  conde. Vélin saute, tombe à
      mais, l’imprimerie tourne. On sort « Ac­  côté de la sentinelle qui sans
      tion », « Défense de la France », « Combat »   doute perdue dans la nostalgie
      surtout, qu’on tire à 300.000 par semaine et   du pays, met un moment à re­
      même un « Combat » illustré qui a du suc­  venir de son émotion, à bra­
      cès. En tout, journaux'et tracts sortent au   quer son arme... Vélin court, et
      rythme de 1.500.000 exemplaires par mois.  il est déjà rue de Marseille lors­
        Mais dans cette vie perpétuellement me­  que la sentinelle tire. A nou­
      nacée de résistant, une telle prospérité n’était   veau, il est libre. Sans doute
      que de courte durée. Le 8 mars 44, Vélin   est-il le seul à s’être jamais
      était arrêté à un rendez-vous. Enfermé à   évadé) de l’Ecole de Santé. Il
      Montluc pendant 55 jours, il sera torturé   aurait dû être fusillé le lende­
      régulièrement chaque semaine dans l’Ecole   main.
      de Santé Militaire, devenue le siège de la   On était au début de mai.
      Gestapo, dans cette même Ecole où, poly­  Vélin reprit le travail. On lui
      technicien, il était venu tant de fois. Vélin   disait de s’éloigner, d’aller pren­
      savait presque tout de la Résistance à Lyon ;  dre le commandement d’un



                                                                                      ce qu’il a souffert, lui-même ne parle pas.
                                                                                      Mais quoi qu’il arrive, il l’a décidé, il ne
                                                                                      tombera plus jamais vivant entre leurs
                                                                                      maips.
                                                                                        « Il jouait maintenant un jeu infernal, où
                                                                                      il n’y avait place que pour la réussite ou la
                                                                                      mort. Il avait créé pour lui, de toutes pièces,
                                                                                      une carte de la Gestapo, requérant pour son
                                                                                      possesseur aide des polices allemande et
                                                                                      française. Son nom, son dernier nom, hélas,
                                                                                      était Prestre.
                                                                                        Nous étions liés par une amitié qui s’af­
                                                                                      firma jusqu’au bout, mais cette direction
                                                                                      m’effraya. La Gestapo était puissante, les
                                                                                      primes déchaînaient autour de nous un ré­
                                                                                      seau formidable. J’étais partisan, en face de
                                                                                      cette situation, de la décentralisation de nos
                                                                                      services, de la lutte en cellules de travail plus
                                                                                      hermétiquement closes. Lui se jetait à corps
      LE PORTAIL DE FER. TOUJOURS FERMÉ, SAUF   LA TERRASSE QUE VÉLIN ET LUCIENNE TRAVER­  perdu en pleine tourmente, dans un agran­
      LORSQU’IL LAISSAIT PASSER DES CAMIONS,   SÈRENT EN COURANT. (Vue sur la cour intérieure).  dissement définitif de l’entreprise. Certes,
      FERMÉS EUX-MÊMES - QUI CONTENAIENT LE
      PAPIER. ET LES PRODUCTIONS DE L’IMPRIMERIE.                                     avec la création de l’atelier de photogravure,
                                                                                      on Acquerrait une entière autonomie, mais
                                                                                      au prix de quels risques supplémentaires.
      il ne dira rien. Le sang-froid de cet homme   maquis. Il répondait : « Je me reposerai au   Nous étions rue Viala, une dizaine — que
       est extraordinaire. Il répétait souvent que   mois d’août ». Il ne devait pas voir le mois   la policé se saisisse d’un seul d’entre nous
       tout est possible à condition de s’y préparer   d’août, ni cette levée en masse qu’il avait   et qu’à bout de forces celui-ci parle, il ne
      méthodiquement. Méthodiquement donc, à   préparée, ni le soleil, les drapeaux, les cor­  resterait plus rien de tout cela » (2)
      chacune des séances de la Gestapo, Vélin   tèges de la Victoire. De cet enfer dont il
      prépare son évasion. Il examine d’abord une   sort, Vélin revient avec d’effroyables visions   Ce n’est pas de cette façon que la catas­
      première possibilité : les égouts, mais une   dans les yeux, et avec une détermination   trophe arriva. En ce temps là, les coups
                                                                                      durs venaient toujours par le ' biais, et
      brève tentative lui montre que les Allemands   implacable : « Quand on n’a pas vu, dit-il,   du côté d’où on ne les attendait pas.
      ont prévu le coup. Il dresse alors d’autres   un homme de 60 ans assassiné à coups de
      plans. Dans l’un, même, il devait s’évader  pied dans le ventre, on n’a rien vu ». De   (2) <« Combats dans l’Ombre » pages 37, 38.


                                                                                                                         9
   6   7   8   9   10   11   12   13   14   15   16