Page 208 - Histoire de France essentielle
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Lectures.              — 200 —        PÉRIODE CONTEMPORAINE.



                       95e Lecture. — L’agonie de la grande armée.

                  Oui, l'armée se perdait, semant une longue traînée de mourants et
                de cadavres. Elle était perdue, réduite à quelques milliers d’hommes,
                hâves, déguenillés, les fantômes, les « ombres » dont parle le poète.
                  Et Napoléon ?
                  Napoléon fuyait. Dans notre désastre, il n’a vu que l’avortement de
                son ambition. Ce qu’il y a au fond de sa tristesse et de son abattement,
                 ce n’est pas de la pitié et du remords, c’est de l'orgueil, c’est la crainte
                de l’avenir, non pour la France, mais pour lui-même. Mais bientôt il
                se ressaisit. L’homme qui, le soir de la Moscowa, au milieu des ca­
                davres de trente mille Français, avait eu le courage d’annoncer à l’Eu­
                rope « que ni lui ni sa garde n’avaient été exposés un seul instant »,
                se console en pensant qu’après tout il n'a [pas encore dépensé notre
                dernier écu et notre dernier homme. Il relève la tête. On entend de
                nouveau cet incorrigible joueur parler de son étoile. Ayant franchi la
                Bérésina sept jours plus tard, il réunit ses généraux à Smorgoni, et
                tranquillement, d’un cœur léger, posant la plume avec laquelle il
                vient d’écrire le vingt-neuvième bulletin de la campagne, il leur dé­
                 clare que « sa présence à Paris est indispensable (ce sont ses expres­
                 sions) pour la France et pour les restes de sa malheureuse armée » !
                 Là-dessus, il les embrasse et il part.
                  Il part, filant dans son traîneau rapide, enveloppé de chaudes four­
                 rures, et il rêve sans doute aux moyens d’arracher à la France épuisée
                 les douze cent mille nouveaux conscrits dont il parlait naguère à l’un
                 de ses compagnons d’armes. Pendant ce temps, derrière lui, le froid
                 descend tout à coup à trente degrés et achève l’agonie de nos soldats.
                  « Les oiseaux, dit M. de Ségur, tombaient raidis et gelés.... » Saisis
                 d’une sorte d’ivresse, les hommes chancelaient.... « Bientôt ils se lais­
                 saient aller sur les genoux, ensuite sur les mains, leur tête vaguait
                 encore quelques instants à droite et à gauche, et leur bouche béante
                 laissait échapper quelques sons agonisants; enfin, elle tombait à son
                 tour sur la neige, qu’elle rougissait d’un sang livide, et leurs souffrances
                 avaient cessé. » Pendant la nuit, ils restaient « droits et immobiles
                 comme des spectres » devant les feux qu’ils avaient allumés. « Ils ne
                 pouvaient se rassasier de cette chaleur ; ils s’en tenaient si proches que
                 leurs vêtements brûlaient, ainsi que les parties gelées de leur corps,
                 que le feu décomposait. Alors, une horrible douleur les contraignait
                de s’étendre, et le lendemain ils s’efforçaient en vain de se relever. ».
                                          (R. Périé, l'École du citoyen.}
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