Page 39 - Coeurs Vaillants Num 16
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patrouille devant le conduire à Madagascar, venait d’entrer dégâts. Après qu’il fut remonté des fonds où des hommes lut
dans le cercle du cyclone. Tous feux masqués, il continuait taient avec acharnement contre l’envahissement de l’eau, il
de lutter contre la mer qui semblait prête à l’engloutir. fit réunir ses hommes sur la plage avant.
Le commandant Gouget s’assura que l’homme de barre — Mes enfants, nous allons essayer de sauver le bateau. Ce
gouvernait selon le cap prescrit, puis revint se planter à côté sera dur, mais en nous y mettant tous, nous y arriverons
de l’officier de quart qui s’était courbé sur la table aux cartes. peut-être.
Il savait que la situation n’allait pas tarder à empirer, — On fera tout, commandant, répondit le maître de manœu
mais il faisait passer avant toute considération personnelle vre, interprète de l’équipage.
l’accomplissement de la mission. Pour le moment, le danger ne Gouget étendit son regard sur tous les visages levés vers
É venait que de la mer. Or, pour vaincre cette ennemie impla lui.
cable et cruelle, il fallait délaisser les armes de guerre au profit — Ce n’est pas une épave que nous voulons amener au
| de la volonté, de la ténacité, du courage et du sens marin des port, affirma-t-il. D’ailleurs, les officiers désireux de vous
hommes. L’enseigne n’ignorait pas non plus qu’en cas d’avarie aider vont armer deux pompes.
grave tout espoir de secours serait vain. Car la consigne
interdisait l’usage de la radio afin de ne pas alerter les sous-
marins ennemis croisant dans les parages. Dure discipline
imposée par la guerre ! Mieux valait rester muet au risque de
A voix calme du commandant
périr plutôt que de faire accourir les submersibles sur le avait galvanisé toutes les énergies, mais les hommes étaient
convoi qui suivait à quelques centaines de milles.
épuisés. Gouget savait pourtant qu’il pouvait compter sur eux,
et pour réveiller les courages les plus défaillants il fit vibrer
la corde sensible :
— Mes enfants, si dans trois jours le bateau flotte d’aplomb
PEINE l’officier venait-il dans ses lignes normales, j’arbore le petit pavois en votre
de se faire ces réflexions qu’un terrible coup de roulis coucha le honneur.
« Bison » sur tribord. Tumulte, passager sur la passerelle ! Les Les gars ne l’acclamèrent pas, car ils n’en avaient plus la
hommes, jetés les uns contre les autres, se relevèrent autour force. Us se traînèrent aux pompes et les dents serrées, les
du commandant, resté debout, les mains crispés sur le trans yeux fixes, les muscles douloureux, ils reprirent la terrible
metteur d’ordres. corvée d’épuisement.
— Stoppez ! Prenez la cape par bâbord ! Avec le vent venu au nord-ouest, le temiis s’était remis au
La voix métallique et très calme du commandant Gouget beau. Contre la coque inclinée du « Bison », les vagues clapo
rassembla les hommes de quart. taient doucement.
Le « Bison » ne put se relever. Il demeurait couché sur le A l’intérieur du bateau, l’eau baissait lentement. A cette
flanc avec une bande de 15". Craignant de voir ses superstruc cadence, les hommes sentaient que jamais le bâtiment ne
tures arrachées, le commandant changea de route afin de pourrait flotter d’aplomb dans le délai imparti. Ils redou
prendre la cape par l’autre bord. Mais le navire gouvernait blèrent d’efforts, se relayant sans arrêt par équipes. Ce rude
mal. Il se couchait sous les coups de mer qui l’ébranlaient travail dura sans interruption pendant trois fois vingt-quatre
rudement. heures. A l’aube du quatrième jour, le « Bison » flottait bien
L’instant était particulièrement critique. Gouget, désirant droit sur la mer tranquille...
sauver son bateau à tout prix, allait tenter de le redresser. Il
lança un ordre bref. La réponse fut donnée par une lame haute
comme une muraille qui accourut, enfonça la chambre des
cartes, après avoir tordu sur son passage les rambardes de De la passerelle où il avait
la passerelle. Puis, satisfaite de son œuvre dévastatrice, elle dirigé toutes les manœuvres, le commandant Gouget jeta un
s’écoula enfin sur le pont dans un grondement encore mena- regard de fierté sur son bâtiment. Sa voix, transmise par les
çant. porte-voix dans tout le bord, résonna bientôt comme un
Le second du « Bison » vint rendre compte des avaries. La chant de victoire.
bande s’était aggravée de 5° par la faute d’énormes masses — L’équipage à l’appel sur la plage avant !
d’eau embarquées dans les soutes vides dont la mer avait Un à un, les hommes hâves, hirsutes, s’alignèrent sur le
arraché les panneaux. Tous les moyens d’épuisement et de pont.
redressement furent mis en œuvre. Des nouvelles alarmantes Au son aigrelet du clairon, le commandant fit envoyer les
affluèrent encore à la passerelle. Les dynamos étaient en couleurs et hisser le petit pavois... Et tous les officiers, tous les
panne. La chaufferie arrière, envahie par la vapeur, avait dû maîtres, tous les matelots, mêlés fraternellement dans une
être évacuée. même et immense fatigue, se redressèrent pour saluer le
L’aube se leva sur une mer un peu calmée. Le vent avait pavillon.
Perdu peu à peu de sa violence. Le malheureux « Bison » Six jours plus tard, le « Bison » entrait lentement au port,
dérivait lentement avec une bande de 50°. L’aileron bâbord de ayant remporté en pleine guerre une magnifique victoire
la$>asserelle trempait dans l’eau. Le bâtiment était à l’agonie, pacifique !
mais son commandant et tout l’équipage, d’un seul cœur, Guy DENIS.