Page 5 - Coeurs Vaillants Num 15
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Simon a bien changé. Je me demande ce qui lui est arrivé.
      Tu te rappelles comme il était fier et insouciant lorsqu’il
      est rentré au village, il y a une dizaine d’années, après son
      long séjour en Cyrénaïque : des idées étrangères, « modernes »
      comme il disait, plein la tête ; toujours un rire moqueur à la
      bouche. Il ne voyait dans nos vieilles coutumes juives rien
      d’autre que des sornettes. « Dieu ne s’occupe pas de ce que
      nous faisons, disait-il. Il est bien trop loin. Il n’a pas besoin
       de nous. Alors, pas la peine de se préoccuper de Lui. »
        H était resté le même pendant ces dix années. Il s’inté­
       ressait plus aux nouvelles de Rome qu’à celles de Jérusalem.
       Rien que les noms qu’il a donnés à ses fils, des noms romains :
       Rufus et Alexandre, voilà qui attirait l’attention. D’ailleurs
      le village ne l’avait jamais adopté complètement. Entre nous,
      nous l’appelons toujours « Simon de Cyrène », comme pour
      rappeler qu’il est à demi étranger.
        A part ça, toujours prêt à rendre service, et toujours de
      bonne humeur. Au fond, je l’aimais bien comme il était, mon
      voisin Simon.
        Mais maintenant, il y a quelque chose de changé. Je ne
      saurais pas dire quoi exactement : il ne se confie guère. Mais
      on dirait qu’il se pose une question, et qu’il n’a pas encore
      trouvé la réponse.
        H est toujours aussi aimable, mais pas tout à fait de la
      même façon : il semble — comment dire ? — plus attentif. Il
      nous regarde comme si nous devions l’aider à répondre à sa
      question. Et puis il s’est mis à lire l’Ecriture. Il ne l’avait
      sans doute pas fait depuis bien longtemps.
        En y réfléchissant maintenant, je m’aperçois que c’est
      lors de son voyage à Jérusalem qu’il a changé. Il lui est
      arrivé quelque chose là-bas, j’en mettrais ma main au feu.
        Un de ses cousins, qui possède des terres dans les jardins
      du Gareb, avait besoin d’aide pour ses récoltes. Simon est
      allé lui donner un coup de main. C’était trois jours avant
      l’exécution de ce Jésus dont je te parlais tout à l’heure. Je
      t’ai rapporté les réflexions de Simon à ce propos.
        Mais voilà que je m’égare à te parler encore de ce Jésus.
      H ne s’agit pas de lui, mais de Simon, de mon voisin Simon
      de Cyrène.
        L’autre soir, nous étions tous deux assis devant la maison,
      sous l’olivier. Nous regardions le soleil se coucher derrière
      la route de Jaffa. Il faisait bon. Nous nous taisions. Et tout
      à coup voilà mon Simon qui commence, d’une voix un peu
      sourde : « Mais pourquoi moi ? Moi qui ne m’étais jamais
      intéressé à lui, qui ne le connaissais même pas. Pourquoi
      est-ce moi qu’on a choisi ? Et pourquoi m’a-t-il regardé
      ainsi ?»
        J’ai demandé à Simon : « Mais de qui parles-tu P »
        Sans m’entendre, il a continué : « Est-ce que j’aurais un
      rôle moi aussi dans tout cela P » Puis il s’est rendu compte
      que je l’écoutais. Il a secoué la tête et n’a rien voulu dire
      de plus.
        Voilà. A part ça, la vie est bien tranquille ici. Ezéchiel
      doit partir bientôt pour Tyr, il passera chez toi. Je lui confie
      cette lettre, espérant qu’elle te trouvera en bonne santé.
        Tu as le bonjour des amis, d’Abiud, de Josias et celui de
      Simon. (Mais qu’est-ce qui a bien pu lui arriver, à Simon ?)

                                            Sadoc.
                                     P. C. C. : Noël Carré.
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