Page 4 - Coeurs Vaillants Num 15
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                                                                  LETTRE DE SADOC A SON FRÈRE JACOB

                                                                    Mon cher Jacob,
                                                                Il a fait ici ces dernières semaines une chaleur excessive.
                                                              Il fallait bien quand même travailler, car les champs
                                                              n’attendent pas. Mais lorsque nous rentrions nous étions
                                                              tous trop fatigués pour songer à autre chose qu’à un coin
                                                              d’ombre, et au repos. C’est pourquoi je ne t’ai pas écrit plus
                                                              tôt. Ne m’en veuille pas.
                                                                La Pâque a été torride. Il était venu à Jérusalem des
                                                              milliers de voyageurs, de tous les coins de Palestine et même
                                                              de l’Empire, pour célébrer la fête avec leur famille. Il faisait
                                                              si chaud que l’on avait dressé des tentes sur les terrasses des
                                                              maisons : c’est là que tous dormaient, afin de profiter au
                                                              moins de la fraîcheur de la nuit.
                                                                Mais, la veille du Sabbat, il a éclaté le plus épouvantable
                                                              orage que j’aie jamais vu, et tout a été balayé par le vent et
                                                              la pluie. Pour un beau gâchis, ce fut un beau gâchis. On
                                                              raconte même que le voile du Temple s’est déchiré. Si le fait
                                                              ne m’avait été rapporté par plusieurs personnes, je ne l’aurais
                                                              pas cru.
                                                                Ici, à Bethel, nous avons moins souffert. Je n’avais pas
                                                              voulu me rendre à Jérusalem : trop de travail, et puis toute
                                                              cette agitation qui a secoué la Judée ces temps derniers ne
                                                              me plaisait guère. A Jérusalem même, des foules en folie
                                                              avaient acclamé Jésus de Nazareth — tu sais, ce prophète
                                                              dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre. Ils voulaient le
                                                              faire roi.
                                                                Note bien, je crois que Jésus n’y tenait pas tellement. Sans
                                                              doute savait-il comme la foule est versatile. Il n’avait pas
                                                              tort : une semaine après, lorsqu’il a été condamné à mort,
                                                              pas un n’a pris sa défense.
                                                                Simon en était tout remué. Je veux parler de Simon notre
                                                              voisin, le père d’Alexandre et de Rufus. « Tu te rends compte,
                                                              m’a-t-il dit, ils étaient tous là, massés le long des quatre
                                                              cents mètres de la montée. Il aurait suffi qu’un seul se lève
                                                              et proclame : Jésus est innocent, je peux le prouver. Alors
                                                              la Loi était formelle : on devait ramener le condamné devant
                                                              ses juges. Mais pas un ne s’est levé. »
                                                                Si tu veux mon avis, ça n’aurait servi à rien. Jugé une
                                                              deuxième fois, Jésus aurait été condamné une deuxième
                                                              fois. Les princes des prêtres voulaient sa peau. Et puis la
                                                              foule avait été tellement travaillée, tellement excitée contre
                                                              lui, que celui qui aurait osé élever la voix n’aurait pas pu
                                                              achever sa phrase. Il n’y avait rien à faire.
                                                                Mais voilà que je te parle de Jésus, peut-être cela en
                                                              t’intéresse-t-il pas. Pour ma part, en tout cas, je me suis bien
                                                              gardé de me mêler de toutes ces histoires. C’est un peu pour­
                                                              quoi je ne suis pas allé à Jérusalem pour la Pâque.
                                                                Tu me demandes des nouvelles du village. Ici, à Bethel,
                                                              il n’y a pas de grands événements. La vie continue. La saison
                                                              chaude, puis l’hiver. Les blés mûrissent, on moissonne, on
                                                              sème. Les enfants grandissent.
                                                                Si tu revenais maintenant, il y en a plusieurs que tu ne
                                                              reconnaîtrais pas : ce sont de vrais jeunes hommes mainte­
                                                              nant. Zara, par exemple, ou encore Rufus, le fils de Simon.
                                                                Un qui n’a pas de chance, c’est Abiud. Son fils a pris les
                                                              fièvres et depuis il reste à demi paralysé. Pauvre Abiud, il se
                                                              fait vieux, et voilà qu’il n’a plus personne pour le seconder.
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