Page 10 - Coeurs Vaillants Num 05
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ARS 1933 ’ean-Gabriel, dix-neuf ans,
étudiant à la Sorbonne, profitait de ce pre
mier après-midi de printemps pour aller
flâner sur les bords de la Seine.
Il avait mis au point son itinéraire : par la rue Cuvier, il
atteindrait le quai, puis le pont de la Tournelle, où il aimait
saluer la statue de sainte Geneviève et contempler le chevet
de Notre-Dame. Revenant sur ses pas, il remonterait jus
qu’au Jardin des Plantes. Là, sans s’arrêter sur la large espla
nade, il monterait jusqu’à un petit tertre, encadré par des
cèdres du Liban ; là, sous une petite tonnelle, bien abritée,
il pourrait goûter un calme cher à son cœur de provincial
récemment implanté à Paris.
La rue Cujas, qu’il descendait maintenant, était assez
large, mais nue comme la main ; deux hautes murailles la
bordaient ; à droite, le Jardin des Plantes, à gauche, la
Halle aux Vins (qui, à l’époque, ne donnait pas encore l’hos
pitalité à la Faculté des Sciences).
Venant du fond d’une cour, une complainte se terminait
sur une note mourante : deux voix d’hommes, une voix de
femme.
« Encore des chômeurs », pense l’étudiant.
C’est qu’il y en avait beaucoup à l’époque ; la crise éco
nomique sévissait durement en France, et surtout à Paris :
chaque matin, des hommes s’installaient dans les cours d’im
meubles, ou devant les façades, et, là, ils poussaient des
romances lugubres et bébêtes, attendant quelques sous jetés
du haut des fenêtres.
Des mendiants professionnels ? Non, certes pas, plutôt
des jeunes gens épuisés, tristes, mais jamais avilis.
Il était au milieu de la rue, inondée de soleil, et déserte
comme souvent, quand il vit une silhouette marcher à sa
rencontre. Un homme grand et bien bâti, plutôt jeune,
fut rapidement à sa hauteur ; il était coiffé d’une casquette
posée de guingois sur des cheveux en broussaille, il portait
un large pantalon (c’était la mode à cette époque) et un
maillot de marin frappé d’une encre,
Il s’adressa au jeune homme avec un accent normand
prononcé : « Dis, mon gars, tu n’as pas 50 francs à me
prêter ? »
Cinquante francs de 1933, c’était une petite somme
Jean-Gabriel avait reçu la veille un mandat pour son argent
de poche ; il y avait autre chose : en jeune homme bien
élevé et un peu timide, il n’aurait jamais pensé à aborder un
inconnu dans la rue et, depuis qu’il était seul à Paris, combien
de fois l’avait-on mis en garde contre des rencontres de ce
genre. Sa première réaction fut de peur, et le marin dut s’en
rendre compte.