Page 12 - Coeurs Vaillants Num 29
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II
Marnac se tourna vers le garçon intimidé et, fronçant les
sourcils d’un mouvement sec de la tête, l’invita à s’expliquer.
— Eh bien ! Voilà, commandant, c’est... c’est rapport au
chien... Il est encore à bord.
— Quoi !
Suffoquant de colère, Marnac suivit des yeux la direction
que le pauvre Guillou lui indiquait d’un doigt tremblant.
L’animal se prélassait au soleil, vautré à plat ventre sur le pont
arrière.
— Le chien est revenu tout seul, commandant. Il était sur le
quai au moment de l’appareillage et quand le bateau a com
mencé à s’écarter, on l’a vu se jeter à l’eau et nager de toutes
ses forces vers nous. Ça nous serrait le cœur de le voir barbo
ter. Alors on l’a repêché.
Marnac, furieux, donna un coup de poing sur la rambarde et
conclut sèchement :
— C’est bon, j’aviserai plus tard. En attendant, rejoignez
votre poste.
Et comme Guillou s’empressait de dévaler l’échelle, il se
pencha au-dessus du pavois pour lui crier :
— Si vous ne lui avez pas encore trouvé un nom, j’en ai un
qui convient à merveille : « La Glu. »
De retour à la base, le « Gardénia » dut entrer dans l’arse
nal pour subir quelques réparations.
recrue vieille bâche, où ils lui apportèrent régulièrement de quoi
L’infortuné La Glu fut mis à terre, une fois de plus, mais les
matelots s’empressèrent de lui trouver un abri sous une
satisfaire son robuste appétit.
Chaque soir, à l’heure où les permissionnaires se rendaient
en ville, il emboîtait joyeusement le pas des matelots et ne
rentrait qu’avec le dernier d’entre eux. Jamais il n’en suivait
d’autres que ceux du « Gardénia ». Tant de constance dans la
fidélité méritait un sort meilleur qu’il importait' au comman
dant de décider. La Glu se sachant indésirable restait sur le
quai et n’essayait pas de monter à bord.
Un soir, il refusa obstinément de suivre ses amis. Il répondit
à leurs caresses par des frétillements de la queue, accepta
avec reconnaissance les douceurs qu’ils lui apportèrent, mais
rien ne put réussir à l’arracher à sa solitude de réprouvé.
Il resta là...
Soudain, il s’arrêta net, les oreilles dressées. La chute d’un
corps dans l’eau noire du bassin venait de le mettre en alerte.
— A moi ! Au secours !
L’animal poussa ses gémissements entrecoupés de brefs
aboiements et se mit à piétiner pour prendre son élan. Des
pas précipités résonnèrent sur la plage arrière du « Gardénia »
et trois hommes se précipitèrent au-dessus du bastingage.
— Au secours !
Le brave chien n’hésita plus. D’un bond, il se lança et
plongera lourdement dans l’eau. Guidé par son instinct, il se
dirigea droit sur le naufragé qui luttait désespérément. Au
moment où sa tête s’enfonçait pour la seconde fois, ne lais
sant à la surface qu’une main secouée de convulsions, l’animal
le saisit dans sa gueule puissante. L’homme, à demi asphyxié,
s’agrippa de toutes ses forces à l’épaisse toison de son sauve
teur à quatre pattes et s’abandonna à lui.
Les trois marins avaient sauté dans un canot où ils his
sèrent le naufragé.
— Le commandant !
Marnac était monté sur le pont pour respirer un moment
l’air frais de la nuit. Seulement, il n’avait pas pris garde que le
bastingage de bâbord avait été enlevé sur une longueur de
cinq mètres par les ouvriers de l’Arsenal, et, continuant de
rêver aux étoiles, il était tombé dans le piège ouvert sous ses
pas.
Lorsqu’il ouvrit les yeux sur sa couchette, Marnac sentit
passer sur sa main la langue large comme une escalope du
brave La Glu.
Il se souleva sur un coude et flatta longuement l’encolure
du chien. Puis il avala d’un trait le verre de rhum que lui
tendait le médecin. Un peu de rouge monta à ses joues et son
regard s’alluma.
— Dites, commandant, demanda timidement Guillou,
on peut le prendre à bord ? Sauf votre respect, il a bien
mérité d’être inscrit au rôle de l’équipage.
— Bien sûr que nous le gardons. Ce sera notre mascotte.
Nous allons même lui décerner un ruban de bonnet avec le
nom en lettres d’or du « Gardénia ».
Guy DENIS