Page 12 - Coeurs Vaillants Num 29
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                                                                  Marnac se tourna vers le garçon intimidé et, fronçant les
                                                                sourcils d’un mouvement sec de la tête, l’invita à s’expliquer.
                                                                  — Eh bien ! Voilà, commandant, c’est... c’est rapport au
                                                                chien... Il est encore à bord.
                                                                  — Quoi !
                                                                  Suffoquant de colère, Marnac suivit des yeux la direction
                                                                que le pauvre Guillou lui indiquait d’un doigt tremblant.
                                                                L’animal se prélassait au soleil, vautré à plat ventre sur le pont
                                                                arrière.
                                                                  — Le chien est revenu tout seul, commandant. Il était sur le
                                                                quai au moment de l’appareillage et quand le bateau a com­
                                                                mencé à s’écarter, on l’a vu se jeter à l’eau et nager de toutes
                                                                ses forces vers nous. Ça nous serrait le cœur de le voir barbo­
                                                                ter. Alors on l’a repêché.
                                                                  Marnac, furieux, donna un coup de poing sur la rambarde et
                                                                conclut sèchement :
                                                                  — C’est bon, j’aviserai plus tard. En attendant, rejoignez
                                                                votre poste.
                                                                  Et comme Guillou s’empressait de dévaler l’échelle, il se
                                                                pencha au-dessus du pavois pour lui crier :
                                                                  — Si vous ne lui avez pas encore trouvé un nom, j’en ai un
                                                                qui convient à merveille : « La Glu. »
                                                                  De retour à la base, le « Gardénia » dut entrer dans l’arse­
                                                                nal pour subir quelques réparations.
            recrue                                              vieille bâche, où ils lui apportèrent régulièrement de quoi
                                                                  L’infortuné La Glu fut mis à terre, une fois de plus, mais les
                                                                matelots s’empressèrent de lui trouver un abri sous une
                                                                satisfaire son robuste appétit.
                                                                  Chaque soir, à l’heure où les permissionnaires se rendaient
                                                                en ville, il emboîtait joyeusement le pas des matelots et ne
                                                                rentrait qu’avec le dernier d’entre eux. Jamais il n’en suivait
                                                                d’autres que ceux du « Gardénia ». Tant de constance dans la
                                                                fidélité méritait un sort meilleur qu’il importait' au comman­
                                                                dant de décider. La Glu se sachant indésirable restait sur le
                                                                quai et n’essayait pas de monter à bord.
                                                                  Un soir, il refusa obstinément de suivre ses amis. Il répondit
                                                                à leurs caresses par des frétillements de la queue, accepta
                                                                avec reconnaissance les douceurs qu’ils lui apportèrent, mais
                                                               rien ne put réussir à l’arracher à sa solitude de réprouvé.
                                                                  Il resta là...
                                                                  Soudain, il s’arrêta net, les oreilles dressées. La chute d’un
                                                                corps dans l’eau noire du bassin venait de le mettre en alerte.
                                                                  — A moi ! Au secours !
                                                                 L’animal poussa ses gémissements entrecoupés de brefs
                                                                aboiements et se mit à piétiner pour prendre son élan. Des
                                                                pas précipités résonnèrent sur la plage arrière du « Gardénia »
                                                               et trois hommes se précipitèrent au-dessus du bastingage.
                                                                  — Au secours !
                                                                  Le brave chien n’hésita plus. D’un bond, il se lança et
                                                                plongera lourdement dans l’eau. Guidé par son instinct, il se
                                                               dirigea droit sur le naufragé qui luttait désespérément. Au
                                                               moment où sa tête s’enfonçait pour la seconde fois, ne lais­
                                                               sant à la surface qu’une main secouée de convulsions, l’animal
                                                               le saisit dans sa gueule puissante. L’homme, à demi asphyxié,
                                                               s’agrippa de toutes ses forces à l’épaisse toison de son sauve­
                                                               teur à quatre pattes et s’abandonna à lui.
                                                                 Les trois marins avaient sauté dans un canot où ils his­
                                                               sèrent le naufragé.
                                                                 — Le commandant !
                                                                 Marnac était monté sur le pont pour respirer un moment
                                                               l’air frais de la nuit. Seulement, il n’avait pas pris garde que le
                                                               bastingage de bâbord avait été enlevé sur une longueur de
                                                               cinq mètres par les ouvriers de l’Arsenal, et, continuant de
                                                               rêver aux étoiles, il était tombé dans le piège ouvert sous ses
                                                               pas.
                                                                 Lorsqu’il ouvrit les yeux sur sa couchette, Marnac sentit
                                                               passer sur sa main la langue large comme une escalope du
                                                               brave La Glu.
                                                                 Il se souleva sur un coude et flatta longuement l’encolure
                                                               du chien. Puis il avala d’un trait le verre de rhum que lui
                                                               tendait le médecin. Un peu de rouge monta à ses joues et son
                                                               regard s’alluma.
                                                                 — Dites, commandant, demanda timidement Guillou,
                                                               on peut le prendre à bord ? Sauf votre respect, il a bien
                                                               mérité d’être inscrit au rôle de l’équipage.
                                                                 — Bien sûr que nous le gardons. Ce sera notre mascotte.
                                                               Nous allons même lui décerner un ruban de bonnet avec le
                                                               nom en lettres d’or du « Gardénia ».
                                                                                                      Guy DENIS
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