Page 10 - Coeurs Vaillants Num 22
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D ES pentes du Qarantal jusqu’aux plaines de Judée, le
                                                                   soleil faisait peser brusquement on ne sait quelle fatigue,
                                                                  quelle désolation. Les caravanes qui avaient étiré leurs
                                                                traînées de couleurs et de bruits vers Jérusalem pour la
                                                                Pâque s’en étaient allées comme elles étaient venues. Elles
                                                                s’étaient escamotées dans le paysage immense qui n’offrait
                                                                plus que le jaune de sa terre sèche, le gris de ses aloès et, de-çà
                                                                de-là, l’argent de ses oliviers.


                                                                  Au centre de cette solitude, Jérusalem vivait avec lenteur.
                                                                Dans les rues étroites on marchait mornement ; le parvis des
                                                                gentils, immense plaque impitoyablement soumise à la cani­
                                                                cule, était désert. Seuls passaient parfois, mouches rapides,
                                                                quelques officiers romains, quelques prêtres.
                                                                  On pouvait voir, sous les arbres de Bézétha autour de la
                                                                piscine des Cinq Galeries, et le long de la vallée du Cédron
                                                                vers Béthanie ou Jéricho, des groupes d’étrangers qui étaient
                                                                restés pour la fête de la Pentecôte et campaient en masses
                                                                agglutinées sous le moindre coin d’ombre. Il y avait de tout :
                                                                des Parthes, des Mèdes, des Mésopotamiens, des Phrygiens, et
                                                                même des Égyptiens et des Arabes. Des bribes de leurs
                                                                .conversations, toutes de langues et de sonorités diverses,
                                                                s’entrecroisaient, se heurtaient dans un perpétuel dialogue
                                                                de sourds. Chaque année, de la Pâque à la Pentecôte, Jérusa­
                                                                lem devenait une nouvelle tour de Babel. Seuls ces étrangers
                                                                donnaient quelque vie et quelque relief à la Ville dans ces
                                                                déprimantes approches de l’été. On parle plus fort et on est
                                                                plus joyeux quand on se trouve dans un pays qu’on connaît
                                                                peu.


                                                                  Or, cette année-là, même les étrangers semblaient vouloir
                                                                se taire. Outre la chaleur, il y avait dans l’air de Jérusalem
                                                                une sorte de silence honteux, quelque chose qui ressemblait à
                                                                une sourde stupeur. On savait... Mais on ne disait rien ; on
                                                                avait entendu raconter que... Mais on ne répétait pas. On
                                                                faisait semblant d’avoir oublié, déjà. Ce n’est pas parce qu’un
                                                                jeune charpentier galiléen s’est fait crucifier — pour quelle
                                                                raison, au juste ? — et que ses amis ont enlevé son corps du
                                                                tombeau que la vie va s’arrêter...
                                                                  « Ses amis ont enlevé son corps »... On voyait bien que
                                                                personne n’y croyait. Et il était si facile de vérifier... On
                                                                n’avait qu’à arrêter ces hommes, comme on avait fait pour
                                                                Lui, à la nuit tombée ; on savait qu’ils s’étaient réfugiés
                                                                dans une maison où se trouvait un grand cénacle, derrière le
                                                                Palais d’Anne et de Caïphe. On n’avait qu’à les interroger, à
                                                                les faire parler ; on arriverait à savoir et l’on verrait bien si
                                                                le charpentier galiléen — comment s’appelait-il, déjà ?
                                                                Jésus... ou Josué... — était vraiment... Le mot lui-même
                                                                faisait peur. A ce mot s’arrêtait toute pensée et on l’étouffait
                                                                d’un haussement d’épaules. Car enfin, si ses amis ne l’avaient
                                                                pas enlevé, il fallait bien admettre que... Les raisonnements,
                                                                inachevés, en suspens, flottaient dans les consciences. La
                                                                ville de David vivait dans une mystérieuse attente.
                                                                  Pour rejoindre le Cénacle, il suffisait de passer le grand pont
                                                                au-dessus du Tyropéon, de longer le Palais des Hasmonéens,
                                                                de rejoindre la Voie à degrés et de s’engager dans le dédale de
                                                                petites rues qui proliféraient autour du Palais d’Anne. Là
                                                                s’élevait la maison du Cénacle. Tous les apôtres s’y trouvaient
                                                                ainsi que la mère du Rabbi.
                                                                  Pierre, debout dans la grande salle, avec émotion, comme
                                                                chaque jour, laissa son regard s’accrocher à des souvenirs.
                                                                A cet endroit s’était assis Judas, il était sorti par cette porte...
                                                                Là se trouvait le Rabbi ; sur cette table il avait pris le pain et
                                                                l’avait rompu... Près de lui, Jean, — à peu près à la même
                                                                place où il venait de s’asseoir présentement. Pierre passa sa
                                                                main sur ses yeux, fit effort pour sortir de ses rêves, salua
                                                                Marie et parla aux Onze. Le fort accent galiléen emplit la
                                                                salle. « Mes amis, mes frères, la lassitude se lit déjà sur vos
                                                                visages. Pour la secouer et la vaincre, je vous répéterai seu­
                                                                lement ces mots que le Rabbi nous a dits avant d’être élevé
                                                                dans le Ciel : « Et voici que je vous envoie ce qui a été promis
                                                                par mon Père, Quant à vous, restez dans la ville jusqu’à ce
                                                                que vous soyez revêtus de la Force d’En-Haut. » Vous étiez
                                                                là, vous*l’avez entendu comme moi. Les autres ne savent
                                                                pas, ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre ;
                                                                nous voudrions leur dire... nous voudrions leur crier la Vérité.
                                                                Mais il nous faut attendre la Force d’En-Haut. Et toute
                                                                attente est longue, je le sais. Nous voudrions marcher,
                                                                courir, aller jusqu’au bout du monde. Mais il nous faut rester
                                                                encore dans cette ville et l’immobilité vous pèse, — comme à
                                                                moi. Nous sommes faibles encore, mes frères. Certes, nous
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