Page 10 - Coeurs Vaillants Num 21
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r&Hhseiitait ,16',vent comnte une main dans ses cheveux ;   Ce fut dans un habit noir qui sentait le neuf de confection
              instant, le frappait au visage d’une gifle. La barque   que, ce jeudi-là, Loïc prit place sur les bancs de l’église de
   wtafvlà.-cad&i're échoué sur le sable, entre les rochers. Quand   Hascoët aux côtés de sa mère et de ses trois sœurs cadettes.
    uB fftrieux assaut de la mer venait essayer de la déraciner,   Il régnait une odeur de fleur et les grands carreaux jaunes,
   ' elle grinçait mollement, glissait un peu puis reprenait sa  tout en l’adoucissant, rendaient l’éclairage du soleil plus
    désespérante immobilité. Loïc regardait dans la coque les  printanier encore. Quand l’abbé Furie monta en chaire, il dit,
    deux avirons rangés côte à côte comme des gisants et un  avant de commencer son prône : « Il y en a parmi vous qui,
    filet jeté en vrac dans un coin comme une toile d’araignée   en début de semaine, étaient encore en mer et ignorent peut-
    géante. Il suffisait de peu de chose en somme... Il suffisait de   être le deuil qui a frappé le village. Herry Gourlawen, votre
    descendre entre ces rochers jusqu’à la barque, de s’asseoir sur   compagnon, votre ami, a été rappelé à Dieu lundi, après une
    ce banc mouillé, de réveiller ces avirons, de... « Quand   longue maladie. Je le recommande à vos prières. Il laisse une
    j’avais quatorze ans, moi, je souquais ferme, disait toujours   femme et quatre enfants dont l’aîné, Loïc, n’a que
    le vieux Lavennec. Fallait bien. Je partais seul, cap sur la   quatorze ans. » Puis, le geste large, l’abbé Furie fit le signe
    Pointe de Penmarch, et vogue la galère. Oh, c’étaient pas des   de croix et commença : « Mes frères, l’évangile de ce jour... »
    pêches miraculeuses, j’allais pas bien loin, c’est sûr. Mais   Depuis le début de la messe, Loïc avait fait effort pour
    fallait bien que je gagne ma place au soleil, même petite.   suivre ; le malheur l’avait plongé dans une sorte de vide. Il
    Fallait bien... »                                        essaya d’écouter l’abbé mais ne le put point, et sa pensée alla
      « Fallait bien »... Voilà qui expliquait tout, qui résumait   doucement se poser, au hasard, sur des souvenirs.
    tout, qui excusait tout. Même les audaces les plus folles.   Le jour de ses dix ans. Son père lui avait pris la main et lui
    Allons donc ! Le vieux Lavennec se vantait, ou il trichait un   avait dit simplement : « Viens ». Il l’aurait suivi au bout du
    peu dans ses souvenirs. Loïc avait quatorze ans et il regardait   monde. Tous deux étaient montés dans la barque. C’était la
    cette barque, et cette mer, immense cojère liquide aux   première fois que Loïc avait perdu de vue la terre. Quelques
    mains géantes et difformes qui griffaient le ciel, se convul­  méchantes vagues, au large, les avaient secoués, mais il
    saient et bruquement retombaient, exacerbées, dans des   s’était demandé, franchement, comment on pouvait avoir
    creux sans fond. Lui, Loïc, au milieu de tout cela ? Mais que  peur de ça. Entre des voiles d’écume, il y avait ce visage
    pourrait-il faire ? Bien sûr, le vieux Lavennec se vantait.  d’homme qui lui souriait.
                                                               Dès que le père avait été cloué au lit, les vagues avaient
      « Alors, fiston ? Ça fait peur, tout ça, hein ? »      pris leur véritable signification. De jour en jour elles avaient
      Loïc se retourna. Derrière lui, un vieil homme appuyé sur   fait plus peur à Loïc et il avait laissé la barque sur le sable.
    une canne presque aussi noueuse que ses mains, si bien   Sa mère ne lui avait rien dit, mais naturellement, en dehors
    qu’elles semblaient taillées d’un même bloc, lui lançait un   des allocations et de l’assurance-maladie, plus un sou n’entrait
    sourire étrange. Loïc — il n’aurait pas su dire pourquoi — eut   dans la maison. « Tu ne viens jamais quand la mer est calme »,
    l’impression d’être pris en faute. « Monsieur Lavennec !   avait dit le vieux Lavennec. Depuis ce jour-là, Loïc avait été
    Justement je... je pensais à vous... » Le vieux avança entre   plus lâche encore ; il n’y était plus retourné du tout. Il avait
    les rochers glissants lentement mais sans trébucher une seule   eu peur du printemps. Il avait eu peur d’avoir à se dire :
    fois. « J’en étais sûr, dit-il. J’étais sûr aussi de te trouver ici   « Il faut y aller. Et tout seul. Je n’ai plus d’excuse. C’est à
    par gros temps. Tu ne viens jamais quand la mer est calme,   moi d’agir ».
    pas vrai ? » Loïc fut interdit. Il s’aperçut soudain que le vieux
    disait vrai ; l’idée de venir ici frôler la tentation de s’embar­  « C’est à nous d’agir ! Voilà ce que se sont dit alors les
    quer ne l’avait jamais pris que quand les vagues étaient   apôtres, mes frères ! » Loïc fut brusquement arraché à ses
    démontées. « Veux-tu que je te dise pourquoi P dit Lavennec.   rêves ; un mot du prêtre venait de s’y accrocher comme s’il
     C’est par lâcheté. » Et désignant la mer en furie du bout de   les avait guidés. Le décor lumineux de la petite église se
    son bâton : « Non, cette fête-là n’est pas pour un gars de   recomposa autour de Loïc. Toute la gaieté de ce jeudi de
     quatorze ans. Mais tu viens seulement ici pour te convaincre   l’Ascension vint se heurter encore à sa tristesse. Et l’abbé
     qu’il t’est impossible de prendre la mer tout seul. Et tu t’en   Furie poursuivait : « Leur joie, nous dit l’Évangile, était
     retournes avec une fausse bonne conscience. Tu te mens,   grande au moment où pourtant s’effaçait à leurs yeux Celui
     petit, voilà ce que tu fais. Viens un jour où tout est calme.   qu’ils avaient toujours aimé et suivi. Pourquoi ? Parce
     Alors là, pas de tricherie, pas d’excuse : la barque te tendra   qu’avant de s’élever dans les cieux le Maître leur avait
     les bras. Je n’ai jamais prétendu avoir affronté seul la tem­  promis la « Force d’En-Haut ». Ils ne seraient plus jamais
     pête à ton âge ; mais déjà sur une mer d’huile, quand on est   seuls, plus jamais. Ils allaient devoir se battre, certes, mais
     tout seul, crois-moi, il faut du courage. D’ailleurs on n’est   cette Force qu’ils avaient, d’une part, et l’absence charnelle
     vraiment courageux que devant les choses possibles. Devant   du Maître, d’autre part, ne leur laissaient plus aucune excuse. Il
     les choses impossibles, c’est tellement facile de dire non. »   fallait foncer, tenir bon et faire face au besoin jusqu’au
     Loïc baissa la tête et sa voix s’accrocha sur des sanglots :   martyre I »
     « Mais, monsieur Lavennec... croyez-vous vraiment que je   Partie des mêmes mots que ceux de la pensée de Loïc, la
     sois obligé de... de m’embarquer tout seul ? » Le vieux posa   péroraison du prêtre évoluait maintenant dans une autre
     avec émotion sa main dans les cheveux mouillés du gamin.   dimension, immense, infinie, où l’on retrouvait le souvenir de
     « Mon pauvre petit... je ne suis pas médecin, moi... Mais oui...   onze hommes partis à la conquête du monde. Loïc en eut une
     Je crois. »                                             étrange impression de gêne. « Oh, c’étaient pas des pêches
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