Page 10 - Coeurs Vaillants Num 19
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ORSQUE Gino avait été introduit dans le bureau du direc
teur, celui-ci consultait le dossier bistre que le garçon
L connaissait bien : « Gino..., né à Trieste, le 2 février 1949,
orphelin de père et de mère, arrêté pour vol dans une foire
il y a deux ans, libéré après trois mois de maison de surveil
lance, arrêté une nouvelle fois pour récidive il y a un mois...
Jugé, affecté à la maison de rééducation de Gênes... »
Toute son histoire, toute la vie de Gino se résumait en aussi
peu de mots dans le dossier bistre... Ça n’avait pas toujours
été drôle, mais présenté ainsi comment ne pas donner raison
à ceux qui l’accablaient ? « De la mauvaise graine », voilà
ce qu’il était, comme l’avait dit au procès cette épicière
romaine dans l’étalage de laquelle il avait puisé, certes pas
très honnêtement... « De la mauvaise graine ! » Comme s’il
ne le savait pas !
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Et voilà que Gino, depuis trois heures qu’il s’est évadé,
commence à avoir peur. Il revoit le vieux surveillant le menant
à son pavillon en traversant le parc de l’établissement, les
pelouses jaunies par le soleil, les allées à l’abandon... Il se
souvient des mots pas trop polis qu’il a employés pour refuser
de confier à l’homme son maigre paquetage qui représente
tout son bien. Gino voudrait bien ne plus y penser, ne plus
savoir comment il a réussi à se retrouver dehors, dans la rue,
après s’être échappé en courant et avoir attendu si longtemps
caché dans le camion du blanchisseur. Mais ces images ne
peuvent plus le quitter... Gino est inquiet. Il s’était promis de
ne pas rester un jour dans cette prison où on l’envoyait ; il
avait crié sa décision au président du tribunal, comme un
défi, à la fin de l’audience, mais, s’il avait cru que de « tenir »
le remplirait de joie, il savait bien — maintenant que la
chose était accomplie — que c’était une bêtise.
Gino avait gagné le port. Mal vêtu, il passait inaperçu
au milieu de la foule assez misérable qui vaquait à ses occu
pations sur les quais. Pas très grand, avec sa tignasse brune,
ses yeux malins et ses jambes maigres, il était semblable à
tous les gosses de l’endroit. Peut-être avait-il un peu plus
faim qu’eux, mais il ne connaissait personne à Gênes, ne
voulait rien demander, ne savait où aller... Quant à chapar
der ? Ce n’était vraiment pas le moment de se faire pincer !
Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas attirer l’attention sur soi.
— Gelati... gelati..., cria une marchande de glace.
D’un signe de tête elle proposa sa marchandise à Gino.
Le garçon fit semblant de retourner ses poches pour montrer
qu’il était sans le sou et la vieille partit plus loin, en direction
du môle.
Le soir venait. La nuit tombait. Gino n’avait toujours pas
mangé, il ne savait pas où dormir. H s’engagea dans une
venelle mal éclairée entre les entrepôts et rencontra un chien
errant ; ce n’était pas un beau chien de race, mais un petit
roquet jaune sale. Gino caressa ce compagnon de malheur.
Dix mètres plus loin le garçon se retourna : le chien le suivait.
Les lumières s’allumèrent un peu partout. De peur d’être
repéré, Gino s’enfonça entre les voies d’une gare de triage. Le
fugitif n’avait pas de montre, mais il lui semblait que le temps
ne s’écoulait plus et la fatigue l’obligea à faire halte.