Page 11 - Coeurs Vaillants Num 38
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Il
     réquisitionne mon bateau pour ce fou de Génois! Et en plus   détours d’un mât à l’autre pour dépister son poursuivant et à
     il me donne l’ordre de l’accompagner... » Et Cristobal appela   rejoindre dans sa cabine son patron Cristobal qui attend
     son secrétaire Gomez : « Lis... lis, Gomez. Est-ce que je rêve ?   fiévreusement.
     Dis-moi que je rêve, mon bon Gomez. Dis-moi que je rêve si   « Alors ? » demande Cristobal dès qu’il voit son secrétaire
     tu es humain. » — «Non, vous ne rêvez pas, dit Gomez, qui   entrer essoufflé et trempé. — « Alors, c’est raté, répond Gomez.
     n’avait pas de cœur, il est écrit : « Les maîtres d’équipage   Je n’ai pas pu détruire complètement ce maudit gouvernail,
     partiront avec l’amiral Colomb dans quelque direction qu’il   j’ai été surpris. » — « Reconnu ?» — « Je ne crois pas.
     juge à propos de faire voile. » Écumant, rageant, les yeux   Mais l’amiral va encore être tenu au courant, et il fera le
     déments, le geste inquiétant, Cristobal ne peut ajouter que :   rapprochement avec ce que, déjà, on lui a dit à notre sujet ! »
     « Grrrrr... »                                              L’homme qui avait vu Gomez en train de saboter le gouver­
       Mais déjà il n’en pensait pas moins, comme vous l’allez   nail n’était pas le marin qui avait prévenu Colomb. C’était
     voir.                                                    Vicente Pinzon qui avait été promu capitaine de la Nina.
                             * *♦                             N’étant pas parvenu à rejoindre cet inconnu, Pinzon crut bon,
                                                              lui aussi, de tenir l’amiral au courant.
       Dès qu’il furent en mer, alors qu’on voyait encore sur le
     port la foule mouvante qui saluait ce départ historique,
     Cristobal et Gomez, à bord de la Nina, eurent cette brève, mais
     significative conversation : « Obligé d’abandonner toutes mes   Et c’est ici que se dévoile un aspect bien connu du caractère
     affaires, grogna Cristobal. Je perdrais volontiers cette cara­  de Christophe Colomb : l’entêtement. Ce qui, chez d’autres,
     velle pour pouvoir rester à Palos... » — « Ah oui ? » dit   peut être considéré comme un défaut, était chez lui la qualité
     Gomez qui, lorsqu’il s’agissait de mauvaises actions, avait la   la plus éclatante, celle qui d’ailleurs devait immortaliser
     faculté de comprendre à demi-mot. Et aussitôt il envisagea   son nom. Il faut dire évidemment que cet entêtement était
     les conséquences d’un gouvernail qui ne fonctionnerait pas   parfaitement lucide, bien que très souvent audacieux, et
     très bien. La caravelle serait bloquée... On rentrerait à Falos   n’avait aucun rapport avec ce qu’on nomme l’aveuglement.
     par petites embarcations... Et on laisserait ce Génois de malheur   Par exemple, il savait que dans l’équipage de la Nina se
     voguer vers les Indes ou vers le Diable par la route qu’il lui   trouvaient beaucoup d’anciens employés et amis de Cristobal.
     plairait. Mais il fallait agir vite, tant qu’on n’était pas trop   Si, comme le voulait la loi de la mer, Christobal et Gomez
     éloigné du port.                                         étaient pendus aux vergues, on pouvait s’attendre à quelque
       L’ennui pour Cristobal et Gomez fut qu’un marin surprit   réaction de ces gens-là. Une mutinerie n’aurait pas arrangé
     leur conversation ; mais l’ennui pour ce marin fut que Cristo­  les choses, la Santa-Maria et la Pinta n’auraient pas pu conti­
     bal et Gomez surprirent qu’il les avait surpris. Bref, cet   nuer seules la route, et la découverte de l’Amérique était
     honnête marin crut bon d’aller prévenir sur la Santa-Maria,   remise à une date ultérieure.
     l’amiral, — sans se douter qu’il était suivi par Gomez.    C’est pourquoi, quand Vicente Pinzon vint lui faire son
       Quand Christophe Colomb fut tenu au courant des sombres   rapport, Christophe Colomb — comprenant tout de suite qu’il
     projets de Cristobal et de Gomez, il se contenta de hausser   s’agissait de Cristobal et de Gomez — dit assez mollement :
     les épaules en souriant : « Allons, dit-il, vieille fougue latine...   « Es-tu sûr de ce que tu dis, Vicente ?» — « Absolument
     Il ne faut pas prendre au sérieux de telles menaces. Après   senor, Amiral, répondit l’autre. Je n’ai pas reconnu l’homme,
     quelques jours de traversée, Cristobal et Gomez seront cal­  mais j’ai bien vu qu’il sabotait le gouvernail. » Alors Colomb
     més... »                                                 se décida ; il se pencha au-dessus de la table qui le séparait
       Ils le furent du moins pour l’immédiat. Car, sachant que   de Pinzon et le regardant bien en face : « Eh bien, moi, je
     l’amiral était malgré tout au courant de leurs intentions,   vais te dire qui c’était, Pinzon. C’était Gomez, le secrétaire
     Cristobal et Gomez comprirent l’effet désastreux que produi­  et l’homme à tout faire de Cristobal. Us ont de la suite dans les
     rait pour eux la découverte d’un gouvernail endommagé sur   idées. J’en ai aussi et je n’en démordrai pas. Car j’ai décidé
     la Nina. Ils décidèrent donc d’attendre une occasion favorable.   de leur faire confiance. » — « Mais, dit Pinzon suffoqué,
     C’est-à-dire une tempête. Là, un gouvernail endommagé    nous... nous allons les pendre... » — « Es-tu sûr que les
     serait chose parfaitement naturelle et l’on ne pourrait les   Indiens vers qui nous allons ne s’en chargeront pas ? Peut-être
     accuser de rien.                                         nous m^ssacreront-ils tous. » — « Mais... Senor Amiral...
       L’ennui c’est que les jours passaient, les caravelles glis­  Les lois ‘de la mer... » — « Nous vivons uije aventure excep­
     saient allègrement sur l’eau et, de plus en plus, on s’éloignait   tionnelle, Pinzon, il nous faut prendre des mesures exception­
     du rivage natal.                                         nelles. Des mesures de clémence. Nous ne savons rien. Nous
                              »**                             ne voulons rien savoir. C’est la tempête qui a disloqué le
                                                              gouvernail. Qu’on le répare. »
       Puis, un jour, brusquement...
       Un mauvais vent siffla qui tordit un peu les voiles jusqu’alors
     gonflées comme des ballons. Puis les caravelles prirent    Sur la « Nina », Cristobal et Gomez virent avec appréhension
     d’inquiétantes positions; elles semblaient soudain agitées   le capitaine Vicente Pinzon regagner en barque la caravelle
     d’un gigantesque hoquet. Le ciel s’était tendu de gris sombre et   et marcher vers eux, le regard lourd. Us pensèrent qu’ils
     des montagnes d’eau semblaient vouloir l’atteindre. Sur les   étaient perdus ! ils se trompaient. « Faites réparer le gouver­
     ponts des caravelles, des cris jaillissaient de toutes parts,   nail », leur dit Pinzon. Et il ajouta gravement : « L’amiral
     rendus rauques et happés par le vent furieux.            me dit que c’est la tempête qui l’a disloqué. Et moi, je ne
       Alors Cristobal et Gomez se regardèrent. Puis, sans un mot,   discute jamais ce que dit l’amiral. » Dès lors, fortement
     Gomez prit un énorme marteau et sortit sur le pont glissant.   impressionnés, Cristobal et Gomez ne purent s’empêcher de
     Frappé par une pluie glaciale, il courut, courut, parvint jus­  louer la générosité de l’Amiral; ils jurèrent de ne plus recom­
     qu’au gouvernail et se mit frénétiquement au travail.
                                                              mencer et tinrent parole.
                                                                Et Christophe Colomb songeait : « Pourvu qu’ils ne recom­
                              * ♦
                                                              mencent pas. Sans la Nina, je ne pourrais jamais aller jusqu’au
       « Ohé, là-bas ! Qu’est-ce que vous faites au gouvernail ? »   bout. »
       Gomez se retourne, blême. Il aperçoit à travers le rideau li­  Le 12 octobre 1492, un cri jaillit : « Terre ! » C’était le
     quide de la pluie un homme là-bas, sur le pont. Mais qui   rivage de Guanahani.
     est-il ? Est-ce le marin qui avait déjà surpris leur conversa­                   ♦ **
     tion ? Ou un autre ? Dans la tempête, Gomez ne peut voir
     qu’une forme assez vague, ce qui lui donne, par réciprocité,   Et c’est ainsi que, à cause d’un gouvernail, l’Amérique
     cette pensée réconfortante : « Il ne m’a pas reconnu lui non   faillit ne jamais être découverte.
     plus. Il ne reste plus à Gomez qu’à courir, à faire quelques                         Jean-Marie PÉLAPRAT.
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