Page 11 - Coeurs Vaillants Num 39
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comme on va voir, un brave gars. Pour l’heure, il jouait de   temps il marmonna : « My God, quelle histoire... My God,
        l’harmonica, solitaire, pensant à sa bien-aimée, assis sur la   quelle histoire... »
        barrière du ranch de son père.
          Quand il l’aperçut, il comprit tout de suite que quelque   Je ne sais si je me fais bien comprendre...
        chose n’allait pas. Il sauta à terre, se planta devant son père   Puis, il se décida. Il boucla sur son ventre la ceinture
        qui le regarda gravement et dit : « Tu as du cran, boy ? »   armée, chercha Down, l’aperçut dans le « Blue Ster Saloon ».
        Cette question étonna puis rendit furieux Rodger. Lui de­  D’un coup de poitrine, il fit vibrer les deux battants de la
        mander s’il avait du cran ! A lui ! Il blêmit et lança : « Si   porte. Dès qu’il apparut, les conversations cessèrent. Les
        vous n'étiez pas mon père, je vous montrerais à vous-même   quelques gars qui parlaient avec Down, au comptoir, se déta­
        que j’ai du cran ! » Ah, jeunesse !... Mais loin de se mettre en   chèrent de lui et réfugièrent leur visage dans leurs verres de
        colère, Dick pressa son fils sur sa poitrine : « Tu me fais plai­  bière. « Salut, Down, dit Rodger, j’ai deux mots à te dire. »
        sir, boy ! Tu es bien de la même trempe que moi, va. » Puis   Down le toisa. Tranquille. Massif. Redoutable, mais très
        il expliqua : « J’ai un compte à régler, Rodger. Un type m’a   ennuyé au fond de lui-même.« Inutile de faire du scandale,
        frappé. En d’autres temps, il aurait fait la connaissance de   n’élevons pas la voix, poursuivait Rodger Rig en faisant lui-
        mes colts. Mais maintenant... » Il soupira, resta quelques   même un effort pour ne pas crier ; tu connais bien mon père,
        secondes muet et accablé. Puis il se ressaisit, se redressa et   pas vrai ? Eh bien, quand on frappe le père, c’est le colt du
        défit la lourde ceinture de cuir où pendaient dans leurs étuis   fils qui répond. Allez, viens, sortons. » Down eut un faux
        les deux colts aux crosses luisantes. « C’est à toi maintenant   sourire : « Ne me fais pas rire, cow-boy. Tu es tout juste bon
        qu’appartiennent ces armes, Rodger ! C’est toi qui vas mar­  à garder les bœufs. Jamais tu ne t’es servi d’un colt-frontier
        cher vers l’homme et lui montrer de quel bois nous nous   et tu as à peine quatre poils de barbe au menton. — Ne fais
        chauffons dans la famille ! » Rodger prit la ceinture, les   pas de sentiment, shérif. Des gars comme moi n’attendent
        yeux au vitriol et posant une seule question : « Qui ? » Alors   pas d’avoir de la barbe pour montrer ce qu’ils savent faire. —
        le vieux baissa encore la tête. « Oh, un dur à cuire, un vrai   Tu ne vas tout de même pas... — Si ! coupa sèchement
        west-man. Il s’est battu comme un lion contre les Cheyennes   Rodger, et cette fois il cria. Pas besoin de s’y prendre à deux
        quand il était mon adjoint... Mais il n’y a pas que ça... »   fois pour faire ma connaissance, Down. C’est risqué, d’ac­
        Dick avala sa salive, évita le regard de son fils. Et, tout bas,   cord. C’est une tentative. Mais pour moi, tentative ça veut
        il articula : « C’est le père de Shimmy... »            dire réussite, tu saisis ? Devant toi, ils tremblent tous. Pas
          Et l’ennui, dans tout ça, c’est que Shimmy était la fiancée   moi. » Down regarda longuement Rodger, mais cette fois
        de Rodger.                                              avec une lourde tristesse. « Tu es un vrai west-man, Rodger.
          Je ne sais pas si je me fais bien comprendre...        Courageux. Comme je les aime. Et j’avais raison de te donner
          Mais le vieillard ne laissa pas dire un mot à son fils : « Pas   ma fille. Mais sois raisonnable. Ne t’attaque pas à Down
        de discours, boy. Tu sais tout maintenant. En me frappant,   Gorms. J’aurai l’air de quoi, après ? On dira de moi en rica­
        Down Gorms t’a frappé aussi, songes-y. Je te laisse seul avec   nant : « Il est fort, notre shérif. Pour se battre contre des
        ta conscience. »                                        fillettes. Allons, allons, sois raisonnable, boy. » Rodger fit
                                                                deux pas vers lui et, de sa poigne, lui saisit brusquement les
          Et Dick partit, le dos rond. Jamais il n’avait paru aussi vieux.   revers de son gilet : « Dis donc, shérif, est-ce que, des fois,
        Rodger Rig, seul, regarda longuement la ceinture de cuir   tu aurais la frousse ? Down se raidit le dos puis, mettant son
        bardée de cartouches que son père lui avait laissée. Il sortit   bras sur l’épaule de Rodger : « Tu as raison, boy. Un fils qui
        un des colts de son étui, le fit deux ou trois fois tourner sur   ne relève pas le gant n’est pas digne de son père. Allez,
        son index. Des gens passèrent qui firent semblant de ne pas le   viens ! »
        voir. « By Jove, pensa-t-il, tout le district est déjà au cou­
        rant. Que faire ? Si j’y vais, jamais Shimmy ne me le par­  Je ne sais pas si je me fais bien comprendre...
        donnera... Et si je n’y vais pas, elle pensera que je suis un   Sur la place de Kasty-City complètement déserte, Down et
        lâche. Et elle aura raison. » Puis, regardant les éclats métal­  Rodger se plantèrent face à face, à une dizaine de pas. « Au
        liques du colt : « Et moi qui depuis tout gosse rêvais d’avoir   troisième coup de midi », dit Down Gorms. « O. K. » dit
        ce truc-là en main. Me voilà servi maintenant... Je ne peux   Rodger. Et ils attendirent, les jambes écartées, les doigts
        pas laisser Daddy mourir avec cet affront... Et si je me lais­  nerveux au-dessus des colts. Midi commença de sonner.
        sais tuer par Down ? Non. Ce serait de la lâcheté aussi... » Il
        marchait de long en large sous le soleil, et pendant long­  (A suivre.)                 POWEL HAPRAW.
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