Page 11 - Coeurs Vaillants Num 28
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Il

























      Mais, rendu à Diego, les quatre cents kilomètres qui nous res­
      taient à couvrir prenaient une importance toute nouvelle.
      Il fallait les accomplir sur route, au début, ce qui ne fut pas
      trop pénible car Grossetête avait encore quelque argent. Mais
      quand nous dûmes nous aventurer en pleine forêt, cette forêt
      tropicale qui peuplait tous mes rêves de gosse, je vous assure
      que nous en avons « bavé ».



        Le premier soir, fourbus, mangés par les moustiques, pas
      sûrs du tout de ne pas nous être égarés, nous n’en menions
      pas large, sans arme dans cette jungle hostile où nous ris­
      quions d’attraper l’une de ces terribles fièvres qui vous em­
      portent un homme en quelques heures. Je dormais à peine :
      mon compagnon rêvait encore sur ses cartes et ses plans ; je
      lui reprochais de m’avoir entraîné jusque-là.
        — Tu sais, mon vieux, dans la vie, ce sont les plus fous qui
      ont raison...
        Dans cet enfer, je n’étais plus de son avis. Puis, un soir,
      j’entendis la mer et compris que nous approchions de notre
      but. L’endroit était fort beau ; s’il était ivrogne, le corsaire
      rouge avait du moins bon goût. La crique, d’une eau très
      bleue, bordée de palétuviers, m’apparut dès le premier contact
      comme un paradis où nous ne pouvions manquer de trouver
      la fortune. Grossetête exultait parce que près de trois siècles
      n’avaient pas altéré la courbe d’un ruisseau... Le trésor était
      là-bas.                  ♦
                              * *
        — Là, entre les deux arbres...
        Les yeux lui en sortaient de la tête tant il était excité;
      j’étais gagné par la même folie lorsque nos pelles-pioches
      heurtèrent un coffre de bois. Les ferrures sautèrent ! Il n’y
      avait qu’un parchemin nanti de nombreux sceaux...
        « Établi par la compagnie des Indes à Pondichéry ce 3 juil­
      let 1690. Le présent reçu donne droit au sieur Barbinais à la
      somme de 30 millions de livres sur le compte de notre compa­
      gnie en France et par faveur royale en vertu de nos privilèges
      pour nous acquitter de la somme reçue du dit sieur pour le
      gouvernement de notre colonie. »
        Nous fûmes effondrés... D’horribles ricanements nous
      entourèrent ; il nous en vint des sueurs froides à la pensée des
      esclaves indiens, mais ce n’étaient que des singes. Grossetête
      voulut jeter ce chèque inutilisable au feu, mais je l’en empê­
      chai ; bien m’en prit, car à mon retour je le vendis suffisam­
      ment cher à un collectionneur anglais pour me faire oublier
      la perte de mes économies.
                                          J.-P. BENOIT.
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