Page 24 - Coeurs Vaillants Num 24
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ERTIN ïroissa l’enveloppe dont il fit une boulette qu’il   assagi. Ne lui fais pas de mal, ils pourraient le remplacer par
           B   envoya rouler dans la tranchée. Il plia soigneusement la   un meilleur tireur ; par contre, méfie-toi du bois : je crois
                                                                     qu’il y ont installé un nid de mitrailleuses. V’ià mon fusil, il
               lettre, la glissa dan^ la poche de sa vareuse soi-disant
            bleu horizon, mais que la boue avait rendue de couleur indé­  porte un peu à droite... et puis attention, il y a un nouveau
            finissable. On était en novembre 1916, la guerre n’en finissait   commandant qui est arrivé hier, il paraît que c’est une peau
            pas de traîner en longueur et le hussard Bertin, vingt-deux   de vache. Il est bien capable de venir par ici, alors n’aie pas
            ans, venait d’apprendre que sa femme lui avait donné un fils   l’air de dormir...
            la semaine précédente... son premier enfant. L’homme       Bertin se faufila dans la tranchée. Tous les trente mètres,
            inspecta les alentours en direction du petit bois qui lui faisait   un guetteur surveillait l’ennemi. Qu’ils avaient piètre allure
            face, là où l’ennemi avait creusé, lui aussi, son boyau, mais   ces hussards faits pour charger à cheval qu’un nouveau mode
            tout semblait calme. Bertin se remit à songer à son enfant.   de conflit avait contraints à se terrer comme des taupes. En
            Depuis des semaines il était nerveux, attendant la nouvelle   approchant du poste il fallait passer des chicanes, ramper
            avec impatience, ne pensant plus qu’à Brigitte, sa femme,   dans la boue sous les barbelés... tout ça pour la piètre sécurité
            qui dans leur paisible maison d’Ile-de-France allait mettre au   et le confort inexistant d’un réduit creusé dans le sol, tapissé
            monde cet enfant qu’ils avaient tant désiré. Et voilà que les   de rondins et mal éclairé par un photophore. Quelques
            temps étaient venus.                                     hommes dormaient dans un coin et Bertin prit garde de ne
              Une détonation sourde retentit, mais trop loin pour trou­  pas les réveiller en prenant son papier à lettre. Il s’assit devant
            bler le hussard. Les permissions étaient suspendues pour une   la porte, griffonnant au crayon sur ses genoux les quelques
            durée illimitée, ce qui le touchait bien davantage. Ce bébé   mots qu’il destinait à son fils, le petit Clément, à sa femme
            qui aux dires de Brigitte lui ressemblait de façon frappante,   aussi, qui lui avait donné cette grande joie. Qu’il aurait
            il n’était pas près de le voir. Quinze heures de tranchée par   voulu se trouver auprès de Brigitte, pour un jour, pour
            jour, dans la boue, sous la pluie, l’impossibilité d’écrire une   une heure seulement... tenir dans ses bras le petit enfant,
            lettre avant la relève, alors qu’on était trop harassé pour faire   son petit enfant à lui qui ne savait bercer qu’un fusil.
            autre chose que de se jeter sur un lit de camp pour dormir...   ■ Un des dormeurs s’étira et la plainte de son corps fit sur­
            Cette vie horrible n’en finissait plus. Chaque jour on parlait   sauter Bertin qui n’était pas tranquille. Se faire remplacer
            d’offensive généralisée, mais les semaines succédaient aux   n’était guère régulier et, si l’on s’apercevait de la supercherie,
            semaines, les mois aux mois, sans que rien ne change.   il risquait de lui en cuire... Vite il cacheta l’enveloppe, s’appli­
              — Bonjour.                                             qua pour écrire l’adresse — il y avait déjà suffisamment de
              L’homme semblait fatigué; son âge lui aurait permis d’être   raisons pour qu’une lettre n’arrivât point — et glissa le tout
            le père de Bertin. Sans doute venait-il de monter en ligne car   dans la case où le vaguemestre viendrait la ramasser. Une
            le hussard ne le connaissait point. Il avait passé un imper­  réponse ? Dans une semaine au mieux.
            méable de caoutchouc sur sa tenue toute maculée de boue.   Le vieux hussard était toujours à sa place. Du regard il
              — Bonjour, t’arrives pas dans un trop joli coin, tu sais.   interrogea Bertin.
              — Il semble. Ça fait longtemps que tu es là ?           — C’est fait ; grâce à toi je gagne un jour. Il ne s’est rien
              — Un peu plus d’un an. Quand je suis arrivé nous étions   passé ?
            encore derrière la colline là-bas, mais on a creusé cette nou­
            velle tranchée au printemps. Je m’appelle Bertin.         — Non, rien, ton rouquin n’a pas montré le bout du nez
              — Ah... T’as reçu une lettre. C’est de chez toi ? T’en as de   dehors; quant à la mitrailleuse, elle reste cachée.
            la chance.                                                 Bertin se redresse, on entendait des pas dans le boyau.
              Machinalement le jeune hussard avait sorti la lettre de sa   — Attention, v’ià le lieutenant.
            poche et la pliait et repliait entre ses doigts.
              — Peut-être bien. Elle m’annonce que j’ai eu un fils :   — Vous, mon commandant ! On m’a signalé que vous
            mon premier enfant, mais tu parles, les permissions sont   étiez dans le secteur. Êtes-vous satisfait ?
            supprimées et je ne suis pas près d’aller l’embrasser !    Le jeune lieutenant saluait le vieil hussard crotté... Bertin
              — Comment s’appelle-1-il, ton fils?                    ne comprenait pas très bien : mon commandant, mon
              — Ça alors, je ne sais même pas. Par les temps qui courent   commandant... mais quelle triple buse il était ! Il s’était fait
            on n’a même plus le temps de penser à donner un prénom à   remplacer par le nouveau commandant après l’avoir traité
            son fils.                                                de « peau de vache » ! Il ne l’avait pas identifié, son imper­
              — C’est la saint quoi, aujourd’hui ?                   méable cachant ses galons. Il méritait des claques vraiment,
              L’homme sortit un agenda crasseux, il tourna les pages en   et sans doute n’allait-il pas tarder à avoir des ennuis. C’était
            tenant le carnet loin de ses yeux, trahissant sa presbytie.   vraiment se jeter dans la gueule du loup...
              — La Saint-Clément.                                      — Vous me demandez si je suis satisfait, lieutenant. A
              — Clément... Ce n’est pas mal, et puis c’est déjà un pro­  nous voir tous dans cette boue il n’y aurait guère de raison de
            gramme. Clément est adopté. Dis, vieux, tu pourrais me   l’être... Mais savez-vous que nous sommes la'Saint-Clément?
            rendre un service ? Remplace-moi un quart d’heure, vingt   — Vous me l’apprenez, mon commandant.
            minutes, le temps que j’aille au poste écrire un petit mot à   — Eh bien, vous en profiterez pour établir une permission
            ma femme. Si j’attends ce soir je rate le courrier de l’après-   de trois jours au nom de cet homme, dit le commandant en
            midi et les lettres mettent déjà tellement longtemps.    indiquant Bertin de la tête, je la signerai moi-même. Il
              — Te remplacer... Bah, oui...                          partira ce soir, mais il est inutile que vous lui en.demandiez
              — T’es un pote, mon vieux, ce n’est pas très amusant,   la raison.
            mais tu verras, c’est assez calme. Il y a le rouquin là-bas qui   Puis la peau de vache s’éloigna.
            au début se montrait assez méchant, mais à présent il s’est                              Jean-Paul BENOIT.
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