Page 11 - Coeurs Vaillants Num 17
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II
— « Youppe ! cria la chaise. Me voilà soulagé d’un grand
poids. Et alors je vais en profiter ! » La tasse se souleva
et le café disparut dans l’œsophage invisible imbibé de Klavyé
chérine. Il m’invita à le suivre jusqu’à sa voiture, à prendre
place à l’arrière, et il démarra. En trombe. Au troisième feu
rouge « brûlé », un agent siffla. Il s’arrêta. L’agent s’appro
cha de sa portière, vit le vide à la place du conducteur, ouvrit
des yeux ronds ; aussitôt la voiture repartit. Ce n’était rien
qu’une petite facétie pour se mettre en train. Il en fit bien
d’autres : dans des cinémas, dans des grands magasins, dans
des jardins publics. Sur sa lancée, il imagina même de faire
un tour sur les châteaux,sde la Loire afin de se faire passer pour
les fantômes de Sully, de François 1er ou du duc de Guise, et
faire fuir les touristes. Affolé, je le dissuadai de ce projet
et l’invitai à passer là nuit chez moi. Or, quand nous arri
vâmes devant ma grille, j’entendis ces mots venus du vide :
« Voleur ! Vous êtes un voleur ! » Il n’y avait pas à s’y
tromper : la voix de G. Dézoubly avait dû muer, c’était une
voix de femme. J’envisageais avec terreur une réaction impré
vue de la Klavyéchérine. Aussitôt je reçus une gifle d’une
main invisible et j’entendis encore ces mots : « Vous avez dû
pénétrer par surprise dans le laboratoire de mon mari, n’est-ce
pas ? Et vous lui avez volé son invention. Ne niez pas, on
vous a vu parler avec des courants d’air. En pleine rue ! » Je
éminent confrère le professeur G. Dézoubly, biologiste bien
connu, auteur d’une étude très poussée sur les réactions vaso réalisai soudain que ma promenade avec G. Dézoubly visuel
motrices du têtard mis en présence d’un torchon rouge accroché lement désintégré avait effectivement dû paraître insolite ; les
à la queue d’un éléphant blanc. Je ne le mis naturellement gens qui me connaissent savent que je ne parle jamais seul.
pas dans mon secret ; alors il s’écria, voyant les flacons : « Ainsi, poursuivait la voix, vous avez voulu devancer mon
« Youpee ! Du whisky ! » Il prit le premier, le porta à ses mari le professeur C. Lymphlassion. Alors, j’ai paré au plus
lèvres ; j’essayai de le lui arracher; il se débattit, ce qui, pressé et, pour prouver que mon mari seul est l’inventeur de
îorcément, agita le flacon, et finit par le boire. Il devint chauve l’invisibilité, j’ai avalé tous ses flacons de lymphlassionine et
sur-le-champ. Même drame pour le second, le troisième, etc. j’y ai fait tremper tous mes vêtements. Je suis Calamity
Je faisais ce que je pouvais mais vainement et ceci pour deux Lymphlassion, la femme invisible ! » Soucieux avant tout des
raisons : d’abord G. Dézoubly est un gamin de cinquante ans, convenances, je dis : « Permettez-moi de vous présenter mon
donc plus fort que moi, ensuite il disparaissait « à vue » ami et confrère G. Dézoubly, l’homme invisible. » J’entendis
d’œil et, dans la bagarre, semblait ne point s’en rendre compte. ce dialogue bref et sec : « Je ne vous vois pas. » — « Moi non
Je n’eus bientôt devant moi qu’un complet-veston aux man plus. » — « Enchantée quand même. » — « Très honoré
ches sans mains avec un chapeau magiquement posé au- malgré tout. » Puis j’essayai d’expliquer à Mme Lymphlassion
dessus comme un point sur un i. Alors j’entendis un cri sou ma bonne foi ; il s’agissait d’une extraordinaire et fortuite
dain déchirant : « Ma main ! Où est passée ma main droite ? rencontre sur les chemins de la connaissance avec son mari.
Et ma main gauche ? Rendez-moi mes mains ! » Le costume Je l’avais entendue tellement énervée que je me demandais si
et le chapeau gesticulaient d’une manière hallucinante. elle était toujours là quand je lui parlais ; alors, instinctive
Puis j’entendis « Plouf » ! Le tout venait de tomber dans la ment, je lui disais : « Allô ?» — « Je ne quitte pas, me répon
lessiveuse. Il y eut un remous tragique. G. Dézoubly sortit de dait-elle d’un ton sec, mais je ne vous crois pas. » La tournure
la lessiveuse, mais je ne voyais plus qu’un vague halo de gout que prenait la conversation me donna une idée : « Le plus
telettes qui indiquaient son contour. Il criait, fou de terreur : simple, madame, est que je téléphone à votre mari afin que
« Où suis-je ? Où suis-je ? Enfin, quoi ! J’étais là à l’instant ! nous confrontrions nos positions. » Ce que je fis, suivi de
Je n’ai pas l’habitude de sortir sans moi ! Dites-moi où je l’homme et de la femme invisibles. « Ma femme invisible,
suis passé ! » Il criait tellement que je ne pouvais pas placer rugit C. Lymphlassion au bout du fil, qu’est-ce que vous me
un mot. Il sortit, je le suivis en courant. La Klavyéchérine racontez ? Où l’avez-vous vue »? — « Justement, je ne l’ai
étant un volatil, il sécha vite à l’air et je ne le vis plus du tout. pas vue ; mais elle m’a dit que vous aviez trouvé le secret de
Je le repérais néanmoins à ses cris et courais tout près de lui. la transparence parfaite et elle m’a même accusé de... » —
Je ne voulais pas le lâcher. Alors voici ce qui se produisit : « Mon cher ami, répondit la voix au téléphone (même dans
l’ordre normal des choses, je ne semblais voué qu’à des inter
locuteurs invisibles), vous extravaguez ! Vous savez très bien
Il alla — avec moi toujours sur les talons — vers un mar
chand de journaux et lui demanda, d’une voix lamentable : que je ne m’intéresse qu’à l’influence du froid pour l’équilibre
« Dites-moi si vous me voyez !» — « Je vous vois parfaite du métabolisme basal des abeilles sous-alimentées ! Je n’ai
ment », répondit le marchand de journaux étonné, en me pas de temps à perdre avec des gaudrioles de densité optique ! »
regardant. « Vous en êtes sûr P » demanda encore le courant Il raccrocha. Je me tournai vers le vide qui avait tenu l’écou
d’air. Là, le marchand de journaux parut encore plus étonné teur à son invisible oreille et dis avec sévérité : « Expliquez-
et me dévisagea curieusement : « Certainement... mais... vous, madame ! » Alors la voix de G. Dézoubly me parvint :
mais quand vous parlez je ne vois pas vos lèvres remuer. » « Je crois qu’elle est partie. » C’était très net, il y avait du rire
— « Oh », gémit le courant d’air. « Je vois ce que c’est, dit dans sa voix. J’étais excédé. Et soudain, je me souvins... Mais
l’autre soudain rassuré avec un sourire, Monsieur est ventri oui... jadis, à la faculté des sciences, alors que nous étions
loque. » Je tâtonnai comme un aveugle, finis par saisir le bras étudiants... Je n’osais y croire et je fixais haletant et fou de
invisible de G. Dézoubly et l’entraînai à la terrasse d’un café colère une cigarette suspendue dans l’air qui fumait toute
pour lui expliquer la chose tranquillement. Je commandai deux seule : « Non, dis-je, vous n’avez pas... » — « Mais oui, me
express, ce qui surprit un peu le garçon et expliqua sans doute répondit la voix maintenant carrément torturée » par le fou
sa maladresse lorsque, posant les express brûlants, il en fit rire. C’est la réflexion du marchand de journaux qui m’a
tomber une goutte sur G. Dézoubly. « Faites attention, vous rappelé que je possédais ce talent qu’à vrai dire je n’exploite
me brûlez », dit celui-ci, « Mais, ME répondit le garçon, plus souvent » — « Mais vous vous rendez compte de la
c’est tombé sur la chaise vide... » situation où vous m’avez mise vis-à-vis de C. Lymphlassion ?
Il croit que je me suis moqué de lui ! Il va peut-être me provo
quer en duel !» — « Que voulez-vous, je n’ai pas pu résister.
Et, comme mon registre abdominal est devenu très aigu, je ne
*
* * pouvais guère qu’imiter une femme ! »
Aujourd’hui, par petites plaques, G. Dézoubly redevient
visible ; et j’attends les témoins de C. Lymphlassion auxquels
Quand G. Dézoubly fut conscient de l’expérience impro j’aurai du mal à faire admettre que, premièrement, j’ai rendu
visée dont il était la victime, sa voix sortit de la chaise vide, un homme invisible, que, deuxièmement, cet homme a le goût
angoissée : « Mais alors, je vais passer inaperçu toute ma des plaisanteries stupides, que, troisièmement, c’est un ven
vie ?» — « Non, hélas, lui répondis-je, l’effet de la Klavÿé- triloque.
chérine ne va pas plus loin, pour l’instant, que 48 heures. » Jean-Marie P ÉL AP RAT.