Page 11 - Coeurs Vaillants Num 16
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Il
prémédité. « Coups et blessures ayant entraîné la mort sans de ses amis, Blancher, qui était en train de cambrioler un
intention de la donner... » Telle serait la formule. Alors que appartement. Blancher n’en savait rien et Carlier... » Le
pour Grandval... Et tu hésites, Bartier ? Tu serais radié de commissaire s’interrompit, eut un sourire poli et un peu
l’Ordre des Avocats ? Ta carrière serait brisée net à sa nais confus : « Mais, excusez-moi. Cela n’intéresse peut-être pas
sance ? La belle affaire à côté de la vie d’un homme. la Cour... » Bartier sentit son cœur battre à tout rompre. « Je
Bartier décida d’aller demander conseil à celui qui avait demande au témoin de n’omettre aucun détail », dit Lesturrier
guidé ses premiers pas dans la profession, M9 Lesturrier. en s’adressant au président. « Poursuivez, monsieur le
Mais immédiatement il comprit que c’était impossible. Commissaire », dit le Président. « Bref, Carlier était furieux
Avant qu’il ait pu dire un mot, Me Lesturrier l’avait accueilli que Blancher accomplît seul un forfait qu’ils avaient préparé
en ces termes cordiaux : « Ce cher Bartier... Depuis le temps ! ensemble, et il l’attendait pour lui faire des reproches vigou
Dommage que vous ne soyez plus avec moi... Vous me donne reux. » — Rires dans l’assistance. « Mais quand Blancher
riez un sérieux coup de main. Figurez-vous que j’assure la sortit, il ne reconnut pas dans l’obscurité son complice, crut
défense de Grandval. Vous lisez les journaux, inutile de vous que c’était un passant, qu’il était surpris, perdit la tête et
dire que ce n’est pas une petite affaire ! » frappa Carlier tant qu’il put. Puis il prit la fuite. Carlier n’était
qu’assommé. Lorsqu’il reprit connaissance, il vit le corps
Donc, Bartier, te voilà seul. Un mur de silence vient se inanimé d’un homme qui gisait à côté de lui. C’était celui de
plaquer contre toi. Tu n’as pas le droit de faire partager à Travenier, il l’a parfaitement reconnu, après, par les photos
Lesturrier ton cas de conscience. Tu n’as pas le droit de l’obli parues dans les journaux. Affolé, il a pris la fuite à son tour.
ger, lui aussi, à violer le secret professionnel ni à dénoncer S’il n’a rien dit jusque-là, c’est évidemment parce qu’il était
ton attitude au bâtonnier du Conseil de l’Ordre. Ton drame recherché par la police. » Bartier croyait rêver ; et il entendit
est pour toi, et pour toi seul. N’attends de conseils de per fulminer la voix de l’avocat général : « Et voilà ! Voilà
sonne. comment cet homme, non content d’avoir accompli un
crime, a voulu lâchement le mettre sur le compte d’un autre,
*
* • Où ce meurtre a-t-il été commis au juste ? Peu importe pour
l’instant. Mais, Messieurs les jurés, je vous prie d’imaginer
la scène... Grandval, dans sa voiture sans doute, transporte
Et les jours passèrent. Blancher, qui entendait bien pro le corps sans vie de sa victime. Où va-t-il ? Il ne sait pas. Mais
fiter de la situation, ne parla point et, après la plaidoirie de voilà une merveilleuse aubaine, en passant par la rue Duprès.
Bartier devant le Tribunal correctionnel, fut condamné à Cet homme allongé ! Un ivrogne sans doute, un clochard
une peine légère. Le jeune avocat avait décidé d’attendre quelconque. On dépose le corps à côté du « dormeur » et l’on
le début du procès Grandval. Quand les débats s’ouvrirent, s’en va ! Comme un lâche !» — « Monsieur l’avocat général
il les suivit fiévreusement. Dans le box, Grandval, raide, dépasse les bornes, cria Lesturrier. Accréditant sans sourciller
faisait face à toutes les attaques. « Oui, monsieur le Président. le témoignage d’un repris de justice, monsieur F Avocat général
Travenir me devait beaucoup d’argent et, au cours d’une n’hésite pas à sacrifier à la fantaisie la plus débridée, mes
dispute, je l’avais menacé. Mais il ne s’agissait que de phrases sieurs les jurés apprécieront. » Mais l’intervention de Les
en l’air, dites dans le feu de la colère. Jamais je n’ai pensé turrier était tombée dans le vide. Tous les yeux étaient accro
tuer Travenir. Etje ne l’ai pas tué !» — « Ce fameux soir, on chés à Grandval qui, dans son box, avait pâli. Épuisé par
vous a vu pourtant dans les parages de la rue Duprès et... » plusieurs journées de procès, il se défendait avec de moins
en moins de vigueur, de moins en moins de dignité. Dans le
« Ce fameux soir... » Bartier, assis sur les bancs des avo
cats, se sentait brusquement rougir. Il lui suffisait de se lever, silence, Lesturrier se tourna vers lui, comme terrifié. Alors
Grandval lui adressa un pauvre sourire, lui dit peut-être
de crier : « Je sais ! » Mais une force obscure pesait sur ses
épaules ; il voulait écouter jusqu’au bout. Il regardait les quelques mots que nul ne put entendre, puis, fermement, se
tournant vers le Président : « Monsieur le Président, ce que
jurés et s’étonnait de leur air attentif. Comment ne pou vient de dire monsieur F Avocat général est la vérité. » Il y eut
vaient-ils pas deviner ? Comment la vérité ne pouvait-elle pas un cri dans toute la salle. Précipitamment, des journalistes
éclater d’elle-même ? Tout lui apparaissait de plus en plus se frayaient un chemin pour bondir aux cabines téléphoniques.
incohérent dans cette accusation. Il y avait des choses qui
crevaient les yeux, que diantre ! En s’appuyant sur la simple « Si j’ai menti, poursuivit Grandval, c’est que je pensais que
jamais vous n’admettriez que j’avais frappé Travenier en
logique ! Un créancier n’a aucune raison de se débarrasser
de son débiteur, messieurs ! C’est généralement le contraire. état de légitime défense. Car c’est lui qui en voulait à ma vie,
messieurs, et je me suis défendu. Mais à quoi bon vous le
Pourquoi Lesturrier ne dit-il pas cela? Ah, s’il pouvait faire
acquitter son client... Comme tout serait simple ! « Je plai dire ? Mon vrai crime, ma vraie lâcheté a été de déposer le
corps de Travenier à côté de cet inconnu que je croyais en
derai non coupable ! » s’était écrié Lesturrier avec une convic train de dormir ou de cuver son vin. Je ne pensais pas que
tion toute professionnelle. Et les témoins avaient défilé, l’homme se réveillerait avant que quelqu’un passe. On aurait
ânonnant leur déposition, faisant laborieusement face aux conclu à une bagarre d’ivrogne... »
questions du Président, de l’Avocat Général, de la partie
civile, de la défense. Lesturrier marquait des points, en per
dait. « Je ferais observer à mon honorable adversaire... »
— « Mais, maître, vous sortez de la question !» — « Point du
tout, monsieur l’Avocat Général. Et, reprenant vos propres
termes, je soulignerai que... » Des mots ! Des foules de mots !
Alors que la vérité ne tenait que dans un cri. Un cri étouffé Voilà la réponse à tes questions, Bartier... Voilà la raison —
par le secret professionnel. Et, dans ce brouhaha, Bartier, que tu ignorais — de ton secret, pendant que la vérité jouait
torturé, songeait : « Non. Il n’est pas possible que je sois à cache-cache derrière trois hommes : Blancher, Carlier et
déshonoré parce que j’aurais dit la vérité et sauvé un homme. Grandval. Et que serait-il arrivé si tu avais parlé, dis, Bartier,
Pourquoi cette rigueur du secret ? Cette règle qui ne souffre y songes-tu ? Grandval aurait naturellement profité de
auacune exception... Pourquoi ? Pourquoi ?... » Et il allait l’occasion ; Carlier qui en voulait à Blancher n’aurait peut-
se lever, il allait enfin la crier, cette vérité, quand un simple être rien dit et lui, Blancher, se serait laissé condamner en
mot de l’Avocat Général — il n’aurait pas su dire pourquoi — croyant qu’il était un criminel. Ce sont tes premières armes,
le retint encore. Bartier, dans un métier hérissé d’épines... Tu en verras
d’autres. Mais il faut reconnaître que, pour un début, tu as
été copieusement servi !
***
A quelque temps de là, à la suite d’une nouvelle instruction
et d’une reconstitution sur les lieux, la préméditation n’était
« Monsieur le Président, avait dit . F Avocat Général, le plus retenue contre Grandval; dès lors, il ne risquait plus sa
Commissaire de Police du Xe arrondissement a fait savoir qu’il tête.
venait d’arrêter un nommé Carlier, quilui a fait certaines révé Quand Blancher fut libéré, il alla voir Bartier et lui dit :
lations. J’ai prié Monsieur le Commissaire, avec votre permis « Vous savez, en prison, j’ai beaucoup réfléchi... Et j’étais
sion, de venir nous en faire part. » Ce témoin inattendu vint à sur le point de me dénoncer... » Bien sûr. C’était si facile, à
la barre, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Et présent. Bartier eut un sourire sceptique ; puis il se dit :
ce qu’il dit cloua Bartier sur son banc. « Le nommé Carlier, « Après tout, pourquoi pas ? »
condamné plusieurs fois pour divers délits, nous a déclaré que
le soir du meurtre il se trouvait dans la rue. Il attendait là un Jean-Marie PÉLAPRAT.