Page 11 - Coeurs Vaillants Num 14
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Il
      à s’enfuir en emportant un morceau d’étoffe précieuse.   est very bien imité. » Puis, au fur et à mesure qu’il avançait :
      C’était bien de l’or, fichtre. Le gracieux sire Henry avait   « Ce est TROP bien imité ! » Enfin, éclatant : « Ce est pas
     besoin de se dépêcher pour ses litières en or massif ! On pou­  imité du tout ! » Quand des émissaires officiels revinrent vers
     vait être sûr de l’honnêteté de Lewell — d’ailleurs il avait été   lui, consternés, lui confirmant que tout était effectivement
      entendu que la pièce qu’il rapporterait, or ou non, deviendrait   d’or pur, le délicat visage du souverain s’empourpra et se gon­
      automatiquement sa propriété — mais on pouvait être moins   fla de manière terrifiante : « Trahison ! l’m ridiculous ! Le
      sûr de sa finesse. Dans les trois conditions requises pour un   gentil cousin aura moquerie about me ! » Et, en anglais, il
      « intelligent service » on avait malheureusement oublié   rugit, tel le lion : « Grrrrr ! » Puis il eut un peu honte de
      l’intelligence. En chemin, Lewell rencontra un riche mar­  s’être ainsi emporté comme un Français, lui, un Anglais. Il eut
      chand qui lui proposa des pierres précieuses en échange de son   un geste désinvolte, changea de visage et dit avec un flegme
      morceau de drap. Lewell tint ce raisonnement : « Ma femme   exquis : « Ach... J’ai mis moi presque en colère. C’est l’air de
      préférera des pierres à ce morceau de drap qu’il faudra retail­  Calais, oî course. Nous allons faire réponse au gentil cousin
      ler — et avec quelles difficultés ! — pour en faire une robe.   François, en faisant nous-mêmes la trompe-l’œil. » Et le roi
      Qu’importe au roi ? Si je lui dis que j’ai obtenu ces pierres, il   d’Angleterre commanda qu’on bâtit immédiatement dans son
      comprendra bien que la pièce de drap était en or ; il aura son   camp, qui faisait face à celui des Français, un gigantesque
      renseignement, ce qui est l’essentiel. » Lewell troqua. Or,   décor de théâtre avec de la toile recouverte de torchis repré­
      quand on commence à troquer, on n’en finit pas. Dans une   sentant une forteresse extraordinaire. De plus, il fit mander
      auberge, un voyageur lui proposa un coffret en bronze massif   d’Angleterre cinq mille hommes et trois mille chevaux pour
      contre les pierres ; dans une foire de village il abandonna son   l’escorter au jour de la rencontre.
      coffret contre quatre vaches et un bœuf. A chaque échange,   Mais les Français n’étaient pas myopes ; ils se deman­
      Lowell se tenait le même raisonnement : « Qu’importe au   dèrent avec effarement ce que signifiait ce château factice
      roi ? » Mais, comme il connaissait mal la valeur des choses et   élevé en un clin d’œil et dont la toile volait dans le vent.
      qu’il n’avait aucun instinct des affaires, tout doucement   L’idée leur vint un instant que Henry avait peut-être l’inten­
      d’abord, très vite ensuite, les échanges devinrent de moins en   tion de les régaler de la représentation d’une pièce de
      moins avantageux sans qu’il s’en rendît compte. Tous les   théâtre.



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     escrocs hâbleurs de la région s’étaient donné le mot et, l’un
     après l’autre, allaient trouver notre naïf, lui vantant leur
     marchandise et lui faisant faire finalement des trocs                              NFIN, au jour de la rencontre,
     catastrophiques.                                         Henry VIII constata avec dépit ce navrant état d’esprit des
                                                              Français. François Ier, le plus maladroitement du monde fit
                                                              étalage de ses ors, croyant en imposer à son gentil cousin
                               TANT passé des bovins à des    alors qu’il l’humiliait et l’enrageait singulièrement. Henry,
      chevaux, des chevaux à six aulnes de dentelle génoise, de la   blême mais stoïque, se montrait courtois et fit même une ou
      dentelle génoise à une mule, de la mule à un âne, de l’âne à   deux fois des efforts surhumains pour accomplir une grimace
      une paire de bottes pour aboutir à un petit couteau à manche   qui ressemblât un peu à un sourire. Seuls les rois ont de ces
      de bois et à lame de fer, Lewell comprit brusquement la dis­  élégances. Dans la plus belle tente, Henry et François se
      tance qui le séparait du morceau de drap d’or. Jamais le gra­  dînent Içurs compliments préparés d’avance. Et Henry com­
      cieux Sire Roi ne croirait que ce couteau de cuisine était   mit, tant la rage lui donnait de distraction, une maladresse de
      l’équivalent d’une pièce d’étoffe précieuse. Et c’est ce qui fit de   taille ; il s’adressa en effet à François Ier en ces termes : « Je,
      notre sot un menteur, sinon un malhonnête homme. Lewell   Henry, roi de France et d’Angl... » Il se reprit aussitôt, bre­
      courut chez un fripier et lui demanda, en échange de son cou­  douilla : « Oh, pardon. Sorry... » Et il recommença : « Je,
      teau, n’importe quel lambeau de drap ordinaire pourvu qu’il   Henry, roi d’Angleterre... » Il y avait eu, il faut bien le dire,
      fût un peu jaune, un rien éclatant.                     une certaine gêne dans l’assistance. Suant, soufflant, le gra­
        Ainsi, le perfide se présenta à son roi en lui disant : « Voici   cieux Sire Roi d’Angleterre poursuivit cette journée exaspé­
      ce que je rapporte des ateliers français. » Quand il vit cette   rante. Et ce n’était qu’un début. L’infamante corvée dura
      loque informe, le roi d’Angleterre fit sonner son rire dis­  dix-sept jours. Dix-sept jours où Henry, pris au dépourvu,
      tingué : « Ouaf, ouaf, ouaf ! Je étais bien sûre de le trompe-   dépassé par les événements, tout pauvret avec ses cinq mille
      l’œil ! Le gentil cousin à moi François était une farceur, mais   hommes et ses trois mille chevaux — sans parler du lamen­
      no malin ! Je ferai nettement et ironiquement comprendre à   table château de toile — fit tout ce qu’il put, dans cette
      lui que je suis non dupe. Il en sera contrit et tout rageur. Ouaf,   débauche de fastes français, à garder son flegme britannique.
      ouaf, ouaf ! Je trouve very sympathique rage française ! Et   Quand Henry partit enfin, François, qui ne s’était douté de
      pour récompenser lui d’avoir mis moi de bonne humeur, je   rien, dit avec satisfaction : « Il a été émerveillé. Dans peu de
      ferai alliance avec lui. Ouaf, ouaf, ouaf ! Voilà son morceau   temps il reviendra pour signer avec Nous une alliance contre
      de drap d’or. Un vrai morceau de roi, indeed ! » Lewell, mal à   Charles Quint. »
      l’aise, se mordait les lèvres mais pensait que, somme toute,   Un mois plus tard, Henry signait en effet une alliance.
      tout ceci ne le regardait plus. L’essentiel pour lui et sa famille   Mais avec Charles Quint. Et contre François Ier. Ah mais !
      était maintenant de trouver un endroit suffisamment caché —
      en Italie par exemple — pour éviter la colère du roi qui                        I U AND, en Italie, John Lewell
      n’allait certainement pas tarder d’éclater.
                                                              apprit la chose, il se désola : « J’en étais sûr. C’est de ma
                                                              faute. » Et jamais il ne se consola, pour un morceau d’étoffe,
                                                              d’avoir provoqué un énorme bouleversement européen.
                               LLE fut terrible. Quand, de      Et maintenant avouez que, si cette histoire était vraie, elle
      loin, Henry vit le scintillement extraordinaire des trois cents   serait bien jolie.
      tentes d’or et d’argent, il commença par dire, perplexe : « Ce                      Jean-Marie PÉLAPRAT.
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