Page 10 - Coeurs Vaillants Num 12
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i y a longtemps, très longtemps de
r cela.» Cette histoire était perdue au
fin fond des siècles ; c’est dans un
rêve, moi, que je l’ai retrouvée.
Dans ce petit village — qui se nom
mait Chantesoleil — on avait coutume,
chaque année, de célébrer l’arrivée du
printemps par de grandes fêtes ; et, fai
sant d’une pierre deux coups, par la
même occasion, on fêtait la fin de
l’hiver. C’est vous dire la joie qui
régnait à Chantesoleil : sur la place, les
jeux étaient organisés : courses en sacs,
mâts de cocagne, etc... A midi, tout le
village se réunissait dehors autour de
grandes tables, on mangeait ferme, on
buvait dru. L’après-midi se déroulaient
les deux réjouissances principales : le
jeu des fleurs et le défilé du roi prin
temps. Pour le jeu des fleurs, on lâchait
sur la place du village, entourée de
palissades, des chiens portant, attachés
à leurs selliers, des bouquets de fleurs.
Les jeunes gens du village devaient
prendre ces fleurs. Celui qui avait ainsi
acquis le plus grand nombre de bou
quets devenait le roi Printemps ; il était
fêté et ouvrait le défilé. Celui qui avait
eu le moins de fleurs était sacré roi
Hiver ; il était hué et rejeté pour toute
l’année hors du village. Car, je ne sais
pas si vous le savez, mais les gens de
Chantesoleil étaient un peu supersti
tieux. On croyait que le roi Hiver por
tait malheur. Le pauvre. Il faut vous
dire aussi que, par une coïncidence jeux. Verglassé, un peu étonné, demande Avec cette pluie, aucun jeune homme
assez extraordinaire, jamais, au pre à un vieil homme ce que faisaient cet n’a le courage de participer au jeu des
mier jour du printemps, les Chante- jeunes gens qui essayaient, en glissant fleurs, ce sont les filles qui donneront
soleillois n’avaient eu du mauvais lamentablement, d’atteindre les som l’exemple. » Toutes ses amies battirent
temps.
mets des mâts de cocagne. « Ils des mains : « Oui, oui, le jeu des fleurs
s’amusent », répondit sinistrement le pour les filles. Nous aurons une reine
vieillard. A midi, on mangea sous la Printemps ! » Le bourgmestre ne savait
pluie, des sauces très arrosées, on but rien refuser à sa fille. Il accepta.
Or, donc, cette année-là, un pauvre des vins très éclaircis. On ne faisait « Pourtant, ajouta-t-il avec obstination,
hère nommé Jean Verglassé, venant du guère attention à Verglassé quand sou il n’y aura pas de reine Hiver. Il n’y a
Nord où les barbares avaient envahi son dain le bourgmestre le remarqua : qu’un roi Hiver, et c’est lui. Au défilé, il
pays, marchait allègrement vers Chante « D’où viens-tu ? » lui demanda-t-il sera encore hué et rejeté hors du
soleil dont il connaissait l’agréable avec méfiance. « Du Nord, des pays où il village. »
réputation. Le malheureux Verglassé pleut », répondit Verglassé, lui, sans Alors on vit cette chose tout à fait
n’avait vécu jusque-là qu’au milieu des méfiance. « Ne cherchons plus, cria le inattendue : sous une pluie battante,
neiges, des frimas et des givres ; il bourgmestre tout rouge, c’est lui la commença le jeu des fleurs où ne parti
n’avait peut-être jamais vu le soleil et le cause de notre pluie. Inutile de faire le cipaient que les jeunes filles. Les jeunes
mot « printemps », pour lui, ne signifiait jeu des fleurs. C’est lui, le roi Hiver ! » gens, un peu vexés, les regardaient faire
pas grand-chose. Il se réjouissait donc Aussitôt, tout le monde se leva de table avec des ricanements. Quant à Ver
d’arriver à Chantesoleil au premier jour pour huer Verglassé. Alors intervint glassé, il ne comprenait rien et trouvait
du printemps. Aude, la jeune et jolie fille du que la façon de fêter ce fameux prin
Or, ce jour-là, il plut. Des gouttes bourgmestre. « Père, dit-elle, si vous temps était fort singulière.
froides et méchantes jetées avec fureur pensez que nous avons déjà un roi Au milieu des groupes qui criaient et
par un ciel gris. Néanmoins, les gens de Hiver, constatez que nous n’avons pas riaient, Aude courait gracieuse, légère.
Chantesoleil ne voulurent pas rompre la de roi Printemps. Il faut faire tout de Elle s’approchait des chiens, les tenait
tradition pour autant. Et ce fut sur une même le jeu des fleurs. » Le gros doucement par le cou et, d’un coup sec,
place trempée que commencèrent les homme haussa les épaules : « Peuh ! arrachait les bouquets. Elle les entassait,