Page 11 - Coeurs Vaillants Num 10
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     dans lequel  .ssaient des trombones diaboliques, grinçants  allègre pas redoublé. Sans doutèTles soubresauts transmis à
     et grimaçants, des hordes de contrebasses ricanant mécham-  l’appareil par la démarche du père Anselme provoquaient bien
     ment autour de sa tête et, par-dessus tout, la tête du sous-   de temps en temps quelques accords curieux, mais on pou­
     préîet grondant :                                       vait les mettre au compte de l’inexpérience des musiciens;
       « C’est une honte, monsieur, de îaire une insulte pareille   l’ensemble restait très acceptable, et le malheureux chef
     à la République. »                                      commençait à respirer plus calmement.
       A son réveil, si le cauchemar était terminé, sa situation   Le cortège arriva devant la mairie, et la fanfare, applaudie à
     n’en était pas pour autant améliorée ; le salut lui vint à l’arri­  tout rompre, se prépara à jouer la seconde partie de son
     vée de son fils : son fils qui tenait à la main le dernier disque   concert. Une, deux, le chef leva sa baguette et l’incroyable se
     des « Chaussettes noires ».                             produisit... Au lieu de la « Marche du troisième régiment
       Comprenez-moi bien : il ne lui vint pas à l’esprit d’inviter   de zouaves », les accents d’un twist endiablé sortirent de la
     « Les Chaussettes noires » à défiler à Baîouillis-les-Corneilles   grosse caisse...
     pour le 14 juillet ! Non, il pensa simplement à remplacer sa   O rage, ô désespoir : dans sa précipitation, le pauvre chef
    fanfare défaillante par un disque adéquat. Trouver un superbe   s’étaitftrompé de disque, il avait emporté l’un des microsillons
    enregistrement de musique militaire par la Garde républi­  de son fils...
    caine de Paris ne fut qu’un jeu, trouver un éleetrophone fonc­  Comment vous raconter la suite : ce fut une sarabande
    tionnant sur piles fut aussi très simple, dire aux musiciens   effrénée, semblable à ces vieux films muets où tous les gens
    de fortune qu’ils n’auraient qu’à faire semblant de jouer fut   ont l’air de marcher à un rythme précipité : Mirounet, Jac­
    encore facile, encore qu’il dut faire preuve de beaucoup de   quot et Petit-Pierre, pris les premiers par le rythme, se tré­
    diplomatie pour ne pas vexer ces gens qui se croyaient du   moussaient en cadence; la baronne n’avait plus sa casquette
    talent. Mais le vrai problème était de savoir comment faire   posée aussi droite, les frères Benoît, oubliant qu’ils devaient
    défiler l’électrophone sans qu’on l’aperçoive. Il fut convenu   seulement faire semblant de jouer, tiraient de leurs clairons
    de le loger dans une grosse caisse truquée; le père Anselme   des sons suraigus... Quant au père Anselme, il tapait avec
    fut chargé du travail-délicat de porter ladite grosse caisse,   tant d’ardeur sur la grosse caisse truquée que... celle-ei
    en douceur, avec assez de stabilité pour permettre à l’élec­  s’ouvrit soudain, découvrant l’électrophone et la supercherie...
    trophone de fonctionner normalement. Il n’y avait plus qu’à   Dans les instants qui suivirent, le silence gêné des musiciens
    attendre le 14 juillet.                                  contrastait étrangement avec le fou rire qui secouait l’assis­
       Et le jour fatal arriva. Ceux des villageois qui n’étaient   tance; le pauvre chef, livide, attendait le verdict qui n’allait
    pas atteints par cette grippe hors saison attendaient avec   pas manquer de tomber de la bouche du sous-préfet comme
    impatience de voir défiler leur fanfare improvisée. Le maire et   un orage glacé dans le ciel d’été, quand il sentit une grosse
    le sous-prefet avaient déjà pris place dans la tribune d’hon­  main s’abattre sur son épaule, tandis qu’une voix joviale
    neur. et le chef d’orchestre anxieux donnait au père Anselme   s’écriait :
    ses dernières instructions.                                — Bravo... Beautiful, le meilleur gag comic, je jamais viou,
      — Voilà, il y a deux disques : un pour le défilé, l’autre qui   je engage toute la troupe pour tourner un grand film comic,
    sera joué devant la mairie avant le discours du sous-préfet;   ce sera oune siouper production, bravo!
    faites très attention, père Anselme, l’honneur de Baîouillis-   C’était un producteur de cinéma américain en vacadces
     les-Corneilles est entre vos mains.                     dans le village qui venait de parler ainsi.
       Enfin le défilé se mit en branle; précédé par les enfants des   Chacun s’amusa fort de la mésaventure, même le sous-
     écoles et le conseil municipal, l’orphéon entama sa marche   préfet qui, mis au courant de la maladie des vrais musiciens,
     triomphale. En tête venait évidemment la baronne de Trem­  se contenta, dans son discours, de leur souhaiter un prompt
     blevent, digne, superbe, la casquette posée très droit sur son   rétablissement.
    chignon blanc, Les autres suivaient en ordre impeccable, et,   C’est ainsi qu’une pluie de dollars tomba sur Baîouillis-
     fermant la marche, venait le père Anselme et sa grosse caisse   les-Corneilles, que le pèse Anselme, devenu vedette, fut
     à surprise. Au signal du chef, le père Anselme appuya sur le   accueilli un beau jour par la vraie fanfare au grand complet,
     bouton de l’électrophone, dans un geste parfaitement syn­  enfin guérie, et que les enfants ne sont pas près d’oublier ce
     chronisé, et les villageois ébahis n’en crurent pas leurs oreilles   14 juillet où ils se sont tant amusés.
    en entendant leurs amateurs jouer avec une telle aisance un                                      C. GODET.
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