Page 11 - Coeurs Vaillants Num 06
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Bianchi commença par une rapide série de coups amortis elle pouvait te voir dans l’état où tu es. Et celui-là, c’est
du droit, puis soudain il envoya son gauche. Mais l’autre pour la jeune fille que tu épouseras un jour, et qui n’aura
l’avait vu venir et le bloqua dans le gant. Bon début. pas besoin d’un mari ivrogne. Et celui-là pour tes futurs
Enhardi, le garçon maintenant attaquait. Bianchi recu enfants. Et celui-là, c’est pour moi, l’imbécile, qui pensais
lait devant lui, évitant le corps-à-corps. Et il vit tout de faire de toi un champion.
suite la îaute : un coup trop long, mal assuré. Bianchi esquiva, Finalement Bob s’effondra en sanglotant.
contra. Le garçon alla rouler dans la sciure. — Vous n’avez pas le droit, hoquetait-il. Je vous déteste,
— Alors, lança Bianchi, on continue ? vous et votre boxe.
Mais l’autre, rageusement, délaçait les gants et les jeta Mais Bianchi, tranquillement, ôtait ses gants.
aux pieds de l’entraîneur. Puis, le visage renfrogné, il s'éloi — Tu as de la chance que j’aie fait attention à ne pas
gna vers le fond de la salle où il avait posé ses vêtements. frapper fort. Et maintenant, mon bonhomme, tu peux ren
— Il est assez doué, ton copain, dit Bianchi à Luis. Mais trer chez toi. Je t’attends demain matin pour l’entraînement.
il ne devrait pas boire. Car il boit, pas vrai ? Et à jeun, s’il te plaît. Pas d’alcool.
— Ça lui arrive. Le lendemain, Bob était là.
— Comment s’appelle-t-il ? *
— On l’appelle Bob, dit Luis. * *
— Bob ! appela Bianchi à voix haute. Cette fois, c’est le grand jour : le premier combat de Bob.
Le garçon se retourna. Bianchi a réussi à le faire engager contre Juste Riella, l’un
— Reviens demain. Si ça t’intéresse. Je t’apprendrai à des plus sûrs espoirs parmi les poids moyens amateurs fran
boxer. Crois-moi, je suis sûr que tu peux devenir un champion... çais. Pour Bob, c’est une chance inespérée ; s'il gagne — et
Il hésita un instant. Bianchi assure qu’il en est capable — il se trouvera d’emblée
— ... à condition de le vouloir, ajouta-t-il. Et ce sera dur. classé parmi les grands.
* Riella, en robe de chambre rouge vif, monte le premier
* *
sur le ring, salué par l’ovation du public. Bob, enveloppé
Bob revint à la salle d’entraînement plusieurs fois par dans un grand peignoir blanc, franchit à son tour les cordes.
semaine. Sur les conseils de Bianchi, il avait cessé de fumer. Sous l’éclairage cru qui tombe des eintres, il est très pâle.
Il s’était aussi fait couper les cheveux. La rencontre est prévue en six reprises, brève durée obli
Il ne rechignait pas devant les nécessités de l’entraînement : gatoire pour les débutants. Bob paraît un peu ému lorsque, au
culture physique, saut à la corde, longues séances devant le signal de l'arbitre, les deux adversaires s'avancent l’un vers
punehing-ball. Et cela se sentait dans sa manière de boxer. l’autre. Il jette un bref coup d’œil vers Bianchi, qui se tient
Il faisait des progrès rapides. debout dans son coin, la boîte à pharmacie sur le ventre.
Bianchi l’avait pris en affection. Il l’avait fait parler. Il Et c'est long. Les deux adversaires s’observent, hésitent à
avait appris que Bob, ayant perdu son père et sa mère très s’aborder de près, sautillent autour du ring. Mais à la fin
jeune, vivait seul dans une chambre meublée assez minable du round Bob réussit à acculer Riella dans les cordes. Il
du côté de la place d’Italie, qu’il travaillait dur en usine, à place un crochet du gauche très sec. Riella se dégage aussitôt,
un métier qu’il n’aimait pas. mais Bob a marqué un net avantage.
Un soir, quatre ou cinq garçons avaient accompagné Bianchi a conseillé la prudence. Mais, dès le début de la
Bob à la salle. Bianchi n’avait guère apprécié leur façon de deuxième reprise, Bob, grisé par les encouragements de
rouler les épaules, de glisser les mains dans la ceinture du la foule, attaque fougueusement, en crochets alternés des
blue-jean à la façon des voyous, de se comporter partout deux mains. Riella recule, recule, accuse parfois un coup.
comme en pays conquis. L’un d’eux, qui paraissait le chef de Et brusquement son poing se détend : dans les mouvements
la bande, puait l’alcool. désordonnés de son adversaire, il a vu le moment où la
— Us ne me plaisent pas beaucoup, tes copains, avait dit garde s’ouvrait. Il a touché au menton. Bob va au tapis.
Bianchi à Bob. L’arbitre compte : 1, 2, 3, 4, 5... A 6, Bob se relève. Mais
Bob n’avait rien répondu. Il avait continué à venir s’en c’est à lui maintenant d’être débordé. Il ne peut arrêter
traîner régulièrement. Mais il semblait à Bianchi que peu à plusieurs coups assez durs. Et c'est Riella que le public
peu son enthousiasme diminuait. Et un jour il cessa de venir. encourage.
Au bout d’une semaine, Bianchi se rendit chez lui, craignant Le gong. Bob, un peu sonné, est retourné dans son coin.
qu’il ne fût malade. Bianchi lui éponge le visage, lui parle à l’oreille.
— Malade, lui ? grogna la concierge d’un ton méprisant. — Rappelle-toi, lui dit-il, la première fois que tu es venu
Ah ! oui, une drôle de maladie. Vous le trouverez sans doute chez moi, c’est exactement comme ça que je t’ai contré. Tu
dans un bistrot des environs, en train de se saouler avec sa ne vas pas me faire croire que tu n’as rien appris depuis.
bande de blousons noirs. Depuis qu’il ne travaille plus, il y Le visage de Bob, où se lisait le découragement, se crispe,
passe la journée. volontaire. Et à la troisième reprise c’est un Bob tout dif
Bianchi poussa la porte du café et cligna des paupières. férent qui se révèle. Attentif, sobre de gestes, efficace. Il ne
La lumière violente du néon, les hurlements du juke-box perdra plus le contrôle du combat. Et, sous les hurlements
l’arrêtèrent un instant. Il alla s’accouder au comptoir. Le d'un public enthousiaste, c’est Bob qui est déclaré vainqueur
barman, d’un coup de chiffon sale, essuya le zinc devant lui. à la fin du dernier round.
— Qu’est-ce que vous prenez ? Dans les vestiaires, Bianchi serre Bob dans ses bras.
— Un quart Vichy. — Tu as gagné, bonhomme ! crie-t-il. La carrière est
En entendant la voix de Bianchi, Bob s’était retourné. Il ouverte ! Maintenant, je suis sûr de pouvoir te faire rencon
se tenait dans un coin du bistrot, au milieu d’un groupe trer Garreau, et puis Surrugue, et ensuite, peut-être, Tiano,
bruyant et vulgaire. En tremblant, il reposa son verre. Il le champion de France...
était visiblement ivre. Mais Bob se dégage.
Il regardait Bianchi. Il se leva et. d’un pas incertain, se diri — C’est mon dernier combat, monsieur Bianchi. Je n’aime
gea vers la porte. Mais Bianchi l’attrapa au passage par le bras. pas la boxe. Je n’aime pas recevoir des coups et encore moins
— Pas si vite, mon bonhomme. Ne compte pas te défiler en donner. J’ai maintenant un métier intéressant. J’abandonne.
comme ça. Et comme Bianchi tente de discuter :
— Lâchez-moi, glapit Bob. — N’insistez pas, coupe Bob. Ma résolution est bien
Un des garçons s’avança vers Bianchi, la bouche menaçante. prise. Il y a longtemps que je voulais vous le dire. Mais
— Qu’est-ce que vous lui voulez ? avant, je voulais vous prouver que j’étais devenu un homme,
— Si on te le demande, lança Bianchi, tu diras que tu ne courageux, maître de lui. Je suis un homme, monsieur
le sais pas. Bianchi. Et c’est à vous que je le dois. Merci.
Bob maintenant pleurait bruyamment. Bianchi l’entraîna Bianchi le regarde droit dans les yeux. Il y voit que Bob
hors du café. ne changera pas d’avis. Il esquisse une grimace de décep
*
* * tion. Puis il sourit, lui tape sur l’épaule.
Au milieu du ring, Bianchi se tenait debout, face à Bob. — Au fond, tu as peut-être raison, fiston. Si tu n’aimes
Il avait obligé le garçon à se mettre en tenue et maintenant pas la boxe... Mais ta victoire de ce soir, c’était quand même
il se préparait à le corriger. une belle victoire...
— Tiens ta garde, dit-il. Il se tait un instant, puis ajoute à voix plus basse, comme
Mais Bob en était bien incapable, et à chaque coup il pour lui-même :
chancelait. Bianchi n’en continuait pas moins à attaquer. — Peut-être plus belle encore que je le croyais.
— Celui-là. c’est pour ta mère, qui en serait malade si Noël CARRÉ.

