Page 11 - Coeurs Vaillants Num 32
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François, un petit brun de treize ans, son âge à trois mois   — Je ne sais, sans doute la digue d’un étang s’est-elle
     > près, voulut le retenir.                                 rompue.
     Cp- —'S’soir...                                              Ils sont dans l’obscurité. L’installation électrique doit être
          Christophe ne répondit que par un bref signe de tête.  déjà noyée, car c’est en vain qu’ils tournent le commutateur,
            Tu rentres déjà... Allons, Christophe, reste un peu avec   mais ils se rendent compte que l’eau continue de monter.
     ’ nous, on va bien s’amuser...                               Le reste de la ferme, un peu surélevé, ne doit pas être
       I Buté, Christophe affirma qu’il n’avait pas le temps... En   atteint. Seule leur chambre est en bordure de la rivière, mais
       lui-même, il pensa que François était le fils, le vrai fils des   ici la situation devient réellement critique.
       paysans chez qui il se trouvait depuis un mois... Il pouvait   — Tu ne crois pas, François, que nous ferions mieux de
       rentrer à l’heure qu’il désirait, personne ne lui dirait rien !   sortir.
       Mais Christophe était un pupille de l’Assistance Publique, cela   — Mais comment P
       faisait une différence. On l’avait pris par charité, pour aider à   C’est devant la porte que Christophe s’aperçoit de la gravité
       la ferme ou pour distraire ce niais de François... Dans un cas   de leur position. Il faudrait traverser un véritable torrent...
       comme dans l’autre, cela lui déplaisait, mais, n’ayant pas de   Pour gagner la terre ferme. Et cependant l’eau gagne toujours.
       parents, il n’avait droit à rien. Ce François toujours souriant,   François appelle ses parents, mais sans résultat... les autres
       aux airs faussement aimables, qu’il devait supporter à lon­  bâtiments sont trop éloignés.
       gueur de journée, s’il pouvait savoir comme Christophe le   — Accrochons-nous, il faudra bien que nous passions...
       détestait, comme il détestait les fermiers chez qui il était   Plus ils tarderont et plus le passage sera difficile. Comme
       « placé » depuis la rentrée !                            ils n’ont pas de corde, ils se tiennent par la main. Si l’un perd
         Plus maussade que de coutume, le garçon marchait en    l’équilibre, l’autre le retiendra...
       poussant du pied un caillou devant lui. A sa gauche, entre les   — Attention, par ici c’est glissant...
       saules, il apercevait la rivière qui, gonflée par les dernières   — Par là il y a des remous terribles...
       pluies, coulait, terreuse et froide, vers la roue du moulin.  Un mètre, deux mètres... Le courant devient de plus en
         Pour bien lui rappeler qu’il était un intrus, le chien de la   plus violent. Christophe sent la main de François dans la
       ferme aboyai à son approche. La bête tirait au maximum sur sa   sienne et il la serre très fort. Bientôt, pourtant, c’est la catas­
       chaîne pour lui interdire l’accès de la cour... Il fallut que la  trophe. Ils dérapent tous deux ensemble et un tourbillon d’eau
       mère Mathieu vînt elle-même le faire entrer.             noire les emporte. Christophe essaye en vain de nager. Il
         — Tu es de bien bonne heure, mon garçon, lui fit remarquer   rencontre le bras de François qui s’agite désespérément, tente
       la brave femme avec une bonhomie qui l’agaçait. Faut pas   de s’y agripper, puis le lâche... Il lui semble suffoquer. Il va se
       avoir peur de Braque, c’est une brave bête, elle finira bien par   noyer. L’eau rentre par la bouche, par son nez, Christophe
       s’habituer à toi.                                        perd conscience.
         Comme la mère de François posait affectueusement sa      La première chose qu’il voit à la lumière d’un éclair, c’est
       main sur son épaule, Christophe se déroba. Elle l’avait bien   le visage de François, tout près du sien, penché sur lui, et
       dit : tout ce qu’il pouvait espérer, c’était qu’on s’habituât à lui,   l’anxiété qu’il trahit fait vibrer le cœur de Christophe rendu
       comme le ferait Braque. H se sentait plus seul que jamais ce   insensible par le malheur. Son fastidieux compagnon des der­
       soir-là quand il se retrouva dans la chambre qu’il partageait   nières semaines paraît si heureux de le voir reprendre vie que
       avec François, en bordure de la rivière.                 malgré lui Christophe sourit ; puis il prend conscience de leur
         La nuit tombait déjà sur les environs. Un vol de bécasses   situatjpn, encore bien précaire. Agrippés aux basses branches
       sillonna le ciel au-dessus de l’étang, puis, quelque part, une   d’un noyer, l’eau les entoure de tous côtéà ; ils sont trempés et
       détonation retentit, suivie d’aboiements auxquels Braque se   le froid est piquant, tous deux claquent des dents. Christophe
       crut obligé de faire écho. La chasse battait son plein, cela   essaye de se frictionner, il lève les yeux vers son compagnon.
       durerait quelques semaines encore, puis le calme de l’hiver   — Eh bien I mon vieux...
       s’abattrait sur la campagne. Christophe regardait tout cela de   François sourit de nouveau, tandis que Christophe crache
       sa fenêtre sans bouger. Christophe avait mal, il était seul.   toute l’eau qu’il a pu avaler.
       Bientôt le vent se leva. Les nuages noirs que l’on devinait dans   — Merci, sans toi...
       le ciel laissèrent filer de grosses gouttes d’abord isolées, puis   Christophe n’achève pas sa phrase, mais c’est bien inutile.
       des trombes d’eau s’abattirent sur Vierre. La ferme Saint-  — J’ai eu de la chance d’accrocher cet arbre...
       Hilaire est située à la limite des étangs et le décor se fit   Ce que François ne dit pas, c’est qu’il a manqué perdre cet
       étrangement sauvage. Dehors, on entendait la pluie qui crépi­  abri en repêchant Christophe. La pluie continue de tomber à
       tait sur les roseaux que les rafales de vent couchaient sur   verse, ils se serrent contre le tronc pour trouver un refuge
       l’eau. Les premiers éclairs trouaient la nuit, éclairant les   contre les gouttes. François tient le moral.
       prairies inondées...                                       — Pas très confortable, l’auberge, j’aimerais en changer...
         Christophe perçut des éclats de voix, un battement de porte,   Le patron ne vient même pas quand on l’appelle.
       c’était le retour de François. Il ne leva même pas les yeux sur   Les minutes passent, enfin Christophe aperçoit des lumières.
       le nouvel arrivant qui, silencieusement, se débarrassa de son   — Là-bas...
       imperméable trempé.                                        Ils se font entendre, une barque s’approche... En constatant
         — Christophe !                                         la rupture d’une digue, on est venu voir à la ferme Saint-
         Le garçon se retourne dans l’obscurité, il passe un bras en   Hilaire s’il n’y avait pas de dégâts. Les deux garçons sont
       dehors des couvertures et cherche à se rendormir.        sauvés...
         — Christophe !                                           Ben, ça alors ! Ben, ça alors ! Et dire que nous dormions sur
         Cette fois, François le secoue d’importance.           nos deux oreilles alors que nos deux gars jouaient les naufra­
         — Qu’y a-t-il ?                                        gés... Le père Mathieu n’en revient pas de voir son fils et
         Mais déjà Christophe s’est rendu compte de la présence d’un   Christophe ainsi trempés et d’entendre le récit de leur aven­
       danger. Le grondement de la rivière n’a jamais été aussi   ture...
       fort... Quand il se met debout, ses pieds enfoncent dans vingt   Tous deux se sèchent devant le feu tandis que, dehors, le
       centimètres d’eau.                                       niveau de l’eau monte toujours... On en reparlera longtemps
         — C’est une véritable inondation, Christophe. J’ai voulu   encore de cette histoire à la ferme Saint-Hilaire, mais saura-
       sortir, mais le courant est si important que j’ai dû renoncer.   t-on que cette nuit-là Christophe s’est découvert un frère...
       Il y a peut-être un mètre d’eau dans la cour...          et une famille...
         — Mais comment le niveau a-t-il pu monter si rapidement ?                              Jean-Paul BENOIT.
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