Page 10 - Coeurs Vaillants Num 30
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EUX semaines passèrent ; on était sans nouvelles des A la fin, l’empereur de Chine, lassé d’entendre cet intermi
D émissaires royaux quand, un matin, une horde de cava nable récit, s’écria :
liers sauvages fit irruption dans la cité : c’était l’escorte du
— Tout cela est très bien, mais contez-nous maintenant
premier prince. Il arrivait de Mongolie ; c’était un descen votre combat contre le dragon.
dant du Grand Gengis Khan. A la tête de ses compagnons, il
chevauchait sabre au poing, sa longue chevelure noire ser — Heu... C’est que... Majesté... balbutia le prince embar
rée sur le sommet du crâne ; son aspect était si farouche que rassé. Dans tout le royaume de notre très grand Mikado...
tous les gens frémirent à son approche en murmurant : Je n’ai jamais rencontré de dragon.
« Pauvre princesse », en quelles mains va-t-elle tomber ! » Et le Samouraï fut renvoyé...
Il fut reçu en grande pompe ; tous les dignitaires du Vinrent ensuite un Lama vêtu de la robe jaune des bonzes,
royaume rassemblés le saluèrent bien bas. La princesse était qui prétendait avoir vaincu le dragon de ses mauvais pen
assise près du trône de son père, l’oiseau perché sur son chants ; un prince d’Occident venu de très loin sur une cara
épaule, tandis que l’empereur accueillait avec ravissement velle. Tant d’autres que je ne saurais tous les nommer... Tous
les somptueux cadeaux du barbare. avaient accompli d’extraordinaires prouesses, mais nul
n’avait marché sur la queue d’un dragon.
La princesse était beaucoup moins enthousiaste. Elle
tremblait même en écoutant les terribles récits du Mongol qui Au palais, le malaise grandissait de jour en jour. Les digni
racontait avec complaisance toutes les batailles auxquelles taires murmuraient de plus en plus ouvertement contre la fai
il avait participé, se vantant d’avoir tranché des centaines de blesse d’un souverain incapable de sommer sa fille de faire un
têtes et torturé des milliers de prisonniers. choix et l’empereur manifestait une mauvaise humeur
explosive.
— Mais, dit le monarque, avez-vous déjà combattu un
dragon ?
★ •
— Jamais, Majesté. Il n’y en a pas dans mon pays ; mais, ★ ★
ajouta-t-il, tirant son sabre d’un geste fracassant, si vous
pouvez m’en procurer un, je suis prêt à le tuer sur-le-champ.
— Qu’en pense l’oiseau ? murmura le roi à l’oreille de sa Seuls au milieu de la colère générale, le page et la princesse
fille. continuaient leurs interminables parties d’échecs, en compa
gnie de l’oiseau. Dans l’intervalle, le page reprenait sa faction
— Rien de bon, sifflota celui-ci, il n’a jamais marché sur la dans l’antichambre et continuait à faire les cent pas sur le
queue d’un dragon.
tapis... Un matin, l’empereur, excédé, fit mander d’urgence sa
Le prince fut renvoyé dans ses États, non sans qu’il ait fille et l’oiseau.
violemment protesté et menacé le céleste empire de toutes — Ma fille, cria le roi, dites à ce stupide volatile qu’il me
les représailles possibles. Le temps passa dans l’attente des trouve aujourd’hui même celui qui marche sur la queue du
autres candidats. Perle de Lune, enfermée dans ses apparte dragon, sinon je lui tords le cou de mes propres mains.
ments, jouait aux échecs, et, comme elle s’ennuyait d’y jouer
toujours seule, l’oiseau lui conseilla d’inviter le page qui fai — Il est ici même, Majesté, répondit l’oiseau (oh ! sur
sait les cent pas sur le tapis de l’antichambre à venir faire une prise ! le roi comprit ses paroles). Vous êtes allé chercher bien
partie avec elle. Il vint et, étant charmant et de bonne compa loin ce que vous aviez sous la main ; suivez-moi.
gnie, fut souvent réinvité ; l’oiseau arbitrait les jeux ou leur Aussitôt, l’oiseau les conduisit vers l’antichambre des
racontait les histoires les plus drôles, car, chose étonnante, le appartements de la princesse et dit :
page comprenait aussi son langage. — Regardez, Sire.
Un matin, un nuage de poussière aux portes de la ville Le roi baissa les yeux et remarqua alors que le tapis repré
annonça l’arrivée du deuxième prétendant. Il arrivait du sentait un dragon et que le page marchait... juste à l’endroit
Japon ; c’était un samouraï de très haute lignée, qui s’avan de la queue de l’animal... Perplexe, il ne sut que répondre, et
çait dignement, suivi par un imposant cortège. Il entra dans l’oiseau reprit :
la salle du trône, faisant une génuflexion à chaque pas, et se
-prosterna jusqu’à terre aux pieds du souverain. — Il est jeune, votre fille l’aime et il sait se taire et at
tendre ; je suis sûr qu’il sera un excellent souverain...
Deux jours durant, il fit devant la cour ébahie le récit de ses
fabuleux combats : duels au bâton contre les plus valeureux Le matin de leurs noces, l’oiseau disparut et le bonheur des
de ses pairs, chevauchées fantastiques contre les envahis époux dura aussi longtemps que la construction de la grande
seurs du Nord, batailles sur la mer à la poursuite des pirates. muraille.
Il était intarissable. GODET.