Page 11 - Coeurs Vaillants Num 11
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diennes quand arriva Gradier. Toujours souriant et lourd. respiration de sa lâcheté. Et il se trouvait seul, éperdu, devant
Égal à soi-même. Alors, ils s’arrêtèrent et il y eut un silence. le bloc muet, étranger, de ses camarades. « Si ce n’est pas
Le bon gros était de moins en moins bien vu. vous, qui est-ce enfin ? » s’écria le moniteur, exaspéré.
Mais il y eut un événement fortuit, inattendu, qui devait « C’est moi ! »
d’abord leur faire oublier Gradier, et ensuite les faire changer *
d’avis à son sujet. A force de passer d’un camp à l’autre, * *
de donner des renseignements divers payés en chewing-gums,
en traductions de versions latines ou en résultats de pro Le cri avait jailli des rangs, ferme, tranquille, uni. Il y eut
blèmes de math, Trucquart avait fini par se faire repérer. une sorte de bruissement, un piétinement imperceptible
Et, pour une trahison indiscutablement caractérisée, par dans les carrés. On se retournait. On cherchait. C’était
vystes et berlotistes se mirent d’accord pour lui donner une Gradier. Sa lourde masse sortit des rangs, le sourire toujours
leçon perfide, une leçon digne de lui. Le « schprounz ». large, passif, comme absent. Le moniteur le toisa : « C’est
Pour le « plein air », à chaque départ pour le stade, les vous, vraiment ?» — « Oui, monsieur. » Il ne dit rien d’autre ;
professeurs de gymnastique faisaient ranger tous les élèves il attendit. Tout le monde comprit ; et tout le monde alors
de toutes les quatrièmes en carrés. Un des moniteurs se eut vraiment, carrément honte. « C’est vous, vraiment ? »
plantait devant les carrés et scandait, d’une voix forte : répéta lentement le moniteur. Puis, brusquement, se tournant
« Classes de quatrième... Attention ! » Et, comme un seul vers Trucquart : « Au fait, combien avez-vous d’avertis
homme, tout le monde se mettait au garde à vous en criant : sements à votre actif ? » Le rouquin baissa la tête : « Neuf,
« Prêts ! » Or, plus d’une “Sis, s’étant concertés, les élèves, m’sieur. » Il y eut un flottement. Alors, Gradier parla encore :
au lieu de « prêts », avaient dit « schprounz » (pourquoi « Je vous assure que c’est moi, monsieur. » — « Si je vous
« schprounz » ? On ne saura jamais). Indulgents, les moni punis, vous, Gradier, ce sera pour avoir menti. Combien
teurs avaient commencé par ne pas prendre la chose trop avez-vous d’avertissements ?» — « Aucun, monsieur. » Il
mal, avec quelques menaces vagues, pour la forme. Mais est parfois insupportable d’avoir à rendre la justice.
comme la plaisanterie s’était répétée, ils s’étaient fâchés, Alors, ce fut la minute de vérité, le moment décisif pour
avertissant que la prochaine fois ils feraient une enquête Parvy, pour Berlot. Pour toute la Quatrième B. « M’sieur,
pour démasquer les éléments perturbateurs qui lançaient le c’est de notre faute », dit Parvy. Et Berlot lui fit écho : « Nous
mot d’ordre d’une telle indiscipline. allons tout vous dire, m’sieur. » Le moniteur fit rompre les
rangs aux autres quatrièmes, ne gardant autour de lui que
la B.
Ils dirent tout. Leur rivalité, leur méfiance à l’égard de
Or donc, ses camarades vinrent trouver Trucquart et, Gradier qu’ils venaient de découvrir, leur désir de vengeance
hypocritement, lui dirent : « On va faire schprounz au sur Trucquart, leur organisation fausse du « schprounz »,
prochain plein air. » On avait balayé ses craintes : « Penses-tu! le mot d’ordre qu’ils avaient lancé à toutes les quatrièmes
« Ils » menacent toujours ; mais devant toutes les qua pour perdre Trucquart. Tout. En vrac. En se bousculant. En
trièmes d’accord, que veux-tu qu’ils fassent ? » Dans le parlant tous à la fois. C’était une brusque fringale de loyauté,
même temps, on faisait passer un autre mot d’ordre : « Quand un impérieux besoin d’aveux. Le moniteur parvint finalement
le prof dira : « Classes de quatrième, attention », on ne à reconstituer ce puzzle oral et à y voir clair. « Bon, dit-il,
répondra rien. Ni « schprounz », ni « prêt ». Rien. Le faute avouée est à moitié pardonnée. » — « A moitié seu
silence. Et surtout, surtout, motus à Trucquart. » On passa, lement ? » Celui qui avait eu le culot de cette réflexion était
sans commentaire cette consigne à Gradier, qui ne demanda encore Gradier. Mais le moniteur ne se fâcha point ; il lui
pas d’explications et qui fut d’accord. Du moment qu’il adressa même un sourire, — un sourire presque complice.
s’agissait de ne rien dire... « En somme, dit-il, votre histoire est un curieux enchaî
D’avance, Parvy et Berlot se réjouissaient du bon tour nement. A la base, je n’y trouve que votre mésentente stu
joué à Trucquart. Et, au jour dit... pide, votre division en deux clans. C’est à cause de cela que
« Classes de quatrième... Attention ! » cria le moniteur. Trucquart a joué les agents doubles, à cause de cela que vous
Alors il y eut une voix — une seule — qui hurla dans le vous êtes trompés sur le compte de Gradier. Si vous me donnez
silence, de tout son cœur, spontanément : « Schprounz ! » votre parole de dissoudre vos bandes, je passe totalement
Déjà on se poussait du coude et on se mordait les lèvres pour l’éponge. » On donna sa parole. Dans des cris. L’éponge fut
ne pas éclater de rire. Mais l’effet ne fut réussi qu’à moitié. passée, Gradier fut adopté, Trucquart pardonné, et l’on partit
Car le moniteur — et aucun de ses collègues — n’avait pu pour le plein air.
voir qui avait crié. Il se fia donc à la voix et tapa juste :
« Trucquart, sortez des rangs ! » Trucquart sortit, avec le
visage de la vertu outragée : « M’sieur, c’est pas moi ! » —
« Qui est-ce, alors ?» — « M’sieur, je suis pas un dénon Généralement, on aime que les histoires de ce genre se
ciateur. » — « Je ne vous demande pas de dénoncer, j’ironise ; terminent bien ; on aime que les malheurs du bon soient
car je suis sûr que c’est vous, j’ai reconnu votre voix. Cette réparés et surtout, surtout, que le méchant devienne bon.
fois, vous voilà découvert et vos camarades, sagement, ne Je voudrais bien pouvoir vous dire que Trucquart est devenu
vousy ont pas suivi ; ils ont préféré garder le silence sans à partir de ce moment-là un ange. Comme ça. Brusquement.
doute pour que vous soyez mieux pris. Je ne les en félicite En réalité, les choses sont allées plus lentement, par petits
pas d’ailleurs, ce procédé manque singulièrement d’élégance, à-coups, au fil de la vie, par quelques autres leçons du genre
j’appelle cela une dénonciation hypocrite. » C’était pire, de celle qu’on vient de lire. Et, mon Dieu, si je juge avec
bien sûr, et tous, brusquement, ils eurent un peu honte. sévérité l’enfant que fut Trucquart, quand je me regarde
« Mais je suis bien obligé de vous punir, poursuivit le moniteur présentement dans une glace j’y vois l’image d’un homme
en s’adressant à Trucquart. Vous aurez un avertissement. » dont les cheveux roux ne blanchissent point encore aux
Alors le petit rouquin pâlit et s’agita : « Non, m’sieur, pas un tempes et qui porte les traits d’un visage pas plus malhon
avertissement. Non, m’sieur, c’est pas moi... Pas. un aver nête qu’un autre. La vie m’a appris la volonté et la générosité.
tissement, m’sieur. » Pour éviter le casque d’airain, il s’enfer J’ai fait ce que j’ai pu, et je suis arrivé à ne plus jamais avoir
mait dans un système de défense irritant et maladroit : à rougir de quelqu’une de mes actions.
« C’est pas moi, c’est pas moi ! » Il n’avait que ce mot à la
bouche ; c’était comme un réflexe inlassable, comme la Jean-Marie PÉLAPRAT.