Page 455 - Les fables de Lafontaine
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LES COMPAGNONS D’ULYSSE 4SI
Il sut se défier de la liqueur * traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d’un héros et le doux entretien *,
Il fit tant que l’Enchanteresse 45
Prit lui autre poison, peu différent du sien 7.
Une déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme ;
Celle-ci déclara sa flamme *.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture. 50
Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure *.
« Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe *, accepter?
Allez le * proposer de ce pas * à la troupe. »
Ulysse y court et dit : « L’empoisonneuse coupe 8
A son remède encore, et je viens vous l’offrir : 55
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole. »
Le Lion dit, pensant rugir :
« Je n’ai pas la tête si folle.
Moi, renoncer aux dons que je viens d’acquérir ? 60
J’ai griffe et dents, et mets en pièces qui m’attaque,
Je suis roi : deviendrai-je un citadin d’Ithaque ?
Tu me rendras * peut-être encor* simple soldat!
Je ne veux point changer d’état *! »
Ulysse, du Lion, court à l’Ours : « Eh! mon frère, 65
Comme te voilà fait! je t’ai vu si joli!
— Ah! vraiment, nous y voici!
Reprit l’Ours à sa manière ;
Comme me voilà fait! comme doit être un Ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ? 70
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Je me rapporte* aux yeux d’une Ourse, mes amours.
Te déplais-je? va-t-en! suis ta route et me laisse i
Je vis libre, content, sans nul soin * qui me presse *,
Et te dis, tout net et tout plat * : 75
Je ne veux point changer d’état *. »
7. L’amour, dont La Fontaine laisse entendre qu’il fait perdre la
raison et change les hommes en bêtes. — 8. L’empoisonneuse coupe,
autrement dit le poison, c’est-à-dire le philtre magique.

